En région Centre-Val de Loire
Une piscine à déchets nucléaires ?

Avertissement : Cet article est le pre­mier d’une série de quatre que Reporterre va consa­crer au pro­jet de sto­ckage des déchets radio­ac­tifs en pis­cine. Nous relayons ce pre­mier texte qui concerne au pre­mier chef notre région. Nous vous don­ne­rons au fur et à mesure les liens (en fin d’ar­ticle) pour accé­der aux papiers sui­vants. Nous vous encou­ra­geons à consul­ter les articles tou­jours bien docu­men­tés du « quo­ti­dien de l’écologie » et à contri­buer à sa sous­crip­tion car il « refuse la publi­ci­té payante, parce qu’elle crée des liens de dépendance. »

 

Belleville Image aérienne Google

 

EDF et l’ASN réflé­chissent dans la plus grande opa­ci­té à un nou­veau bas­sin de sto­ckage (une « pis­cine ») de com­bus­tibles usés, brû­lants et hau­te­ment radio­ac­tifs. Reporterre révèle que la cen­trale de Belleville-sur-Loire, dans le Cher, a été choi­sie pour les accueillir.

Les pis­cines de La Hague (Manche), où sont entre­po­sés les com­bus­tibles usés des réac­teurs nucléaires, débordent ? Pas de pro­blème, EDF pré­pare actuel­le­ment, dans la plus grande dis­cré­tion, une nou­velle pis­cine « d’entreposage cen­tra­li­sé » où déver­ser le sur­plus. Selon les infor­ma­tions de Reporterre, EDF veut construire ce très grand équi­pe­ment sur le site de la cen­trale nucléaire de Belleville-sur-Loire, dans le Cher. Il pour­rait accueillir entre 6.000 et 8.000 tonnes de métal lourd irra­dié (tMLi, l’unité de masse pour les com­bus­tibles irra­diés) — en clair, l’équivalent de 69 à 93 cœurs de réac­teur nucléaire de com­bus­tibles brû­lants et hau­te­ment radioactifs.

Pourquoi Belleville ? Selon nos infor­ma­tions, la cen­trale rem­plit plu­sieurs cri­tères exi­gés par l’Autorité de sûre­té nucléaire (ASN) : un empla­ce­ment cen­tral dans l’Hexagone et un rac­cor­de­ment direct au réseau fer­ro­viaire. En outre, il reste de la place dans l’enceinte de la cen­trale, qui couvre 170 hec­tares, puisque seule­ment deux des quatre réac­teurs pré­vus y ont été construits. Les ama­teurs de vins fins appré­cie­ront : la future pis­cine d’« entre­po­sage » se trou­ve­ra pile entre les deux grandes AOC du Sancerre et du Pouilly fumé. Le terme offi­ciel est « entre­po­sage », mais on peut le qua­li­fier de sto­ckage de déchets nucléaires, dans la mesure où les com­bus­tibles Mox usés qui y seront pla­cés n’auront aucune uti­li­sa­tion ultérieure.

 

L’accident de piscine, encore pire qu’un accident de réacteur

 

L’entreposage en pis­cine de matières radio­ac­tives est ris­qué. En effet, les assem­blages doivent être refroi­dis en per­ma­nence sous plu­sieurs mètres d’eau, sous peine de s’échauffer et de reje­ter d’énormes quan­ti­tés de matières radio­ac­tives dans l’atmosphère. En 2011, après l’accident de Fukushima, les obser­va­teurs avaient rete­nu leur souffle quand la pis­cine d’entreposage du réac­teur numé­ro 4 mena­ça de perdre son eau : « Si la catas­trophe s’était pro­duite, il aurait fal­lu éva­cuer toute la popu­la­tion dans un rayon de 250 kilo­mètres, soit qua­si­ment jusqu’à Tokyo ! » rap­pelle Yves Marignac, consul­tant inter­na­tio­nal et direc­teur de WISE-Paris.

L’hypothèse d’un acci­dent grave sur une pis­cine n’a rien de sau­gre­nu. Le 10 octobre der­nier, l’ONG Greenpeace a remis un rap­port aux auto­ri­tés, dans lequel elle pointe toutes les failles dans la sûre­té et la sécu­ri­té de ces bas­sins : absence de bar­rière de confi­ne­ment, vul­né­ra­bi­li­té aux attaques exté­rieures et aux chutes d’avion…

L’ASN a donc deman­dé à EDF de « bun­ké­ri­ser » la pis­cine, c’est-à-dire de la recou­vrir d’une double coque en béton, à l’instar du bâti­ment com­bus­tible de l’EPR de Flamanville. Le but en est sur­tout de pro­té­ger le bâti­ment d’une chute d’avion. Une pro­tec­tion dont l’actuelle pis­cine de sto­ckage de La Hague est tota­le­ment dému­nie. Le docu­men­taire d’Éric Guéret et Laure Noualhat « Sécurité nucléaire, le grand men­songe » a démon­tré, en inter­ro­geant plu­sieurs experts de La Hague, que c’est un point de fra­gi­li­té extrê­me­ment inquiétant.

Un autre élé­ment plaide en faveur du choix de la cen­trale de Belleville-sur-Loire par rap­port à d’autres sites : son rac­cor­de­ment au réseau fer­ro­viaire, qui per­met de limi­ter les trans­ports de déchets radio­ac­tifs par camions, un mode de trans­port jugé très vulnérable.

 

Ces ques­tions de sûre­té (que nous appro­fon­di­rons dans une pro­chain volet de notre enquête) se posent de manière d’autant plus aiguë que le sto­ckage sous écran d’eau des déchets à Belleville devrait accueillir en prio­ri­té du Mox (« mélange d’oxydes », mélange d’uranium et de plu­to­nium) — on en recense 1.200 tonnes actuel­le­ment entre­po­sées à La Hague. La spé­ci­fi­ci­té du com­bus­tible Mox est d’être fabri­qué avec du plu­to­nium, un ingré­dient de la bombe ato­mique — celle lar­guée sur Nagasaki en 1945 en conte­nait plu­sieurs kilos. Même usé et sto­cké — ou « entre­po­sé », selon le terme offi­ciel — dans une pis­cine, le com­bus­tible Mox reste par­ti­cu­liè­re­ment dan­ge­reux à cause de sa radio­ac­ti­vi­té et de la cha­leur très vive qu’il dégage pen­dant de nom­breuses années.
L’entreposage dure­ra très long­temps : le Mox n’est pas retrai­té. Le coût de son retrai­te­ment serait en effet très éle­vé, et ni EDF ni Orano (ex Areva) n’ont une situa­tion finan­cière per­met­tant de se lan­cer dans cette opé­ra­tion indus­trielle, d’un inté­rêt au demeu­rant très dis­cu­table. Le Mox usé est donc un déchet radio­ac­tif pour des mil­liers d’années.

Si le pro­jet de « pis­cine d’entreposage cen­tra­li­sé » est dans toutes les conver­sa­tions de cou­loir à l’Institut de radio­pro­tec­tion et de sûre­té nucléaire (IRSN), les experts de la filière pré­fèrent gar­der sa loca­li­sa­tion secrète. Officiellement, l’IRSN a indi­qué à Reporterre qu’il ne com­mu­ni­quait pas sur un dos­sier en cours d’instruction. De son côté, EDF a affir­mé à Reporterre dans un cour­riel que « plu­sieurs sites sont actuel­le­ment à l’étude pour l’implantation de ce pro­jet, aucune déci­sion n’est prise pour le moment ». Précision dans un cour­riel ulté­rieur : le groupe n’a pas « confir­mé ni infir­mé à ce stade » l’installation de la future pis­cine à Belleville, « aucune déci­sion n’ayant été prise pour le moment ».

La loca­li­sa­tion du nou­veau centre de déchets nucléaires n’a pas été ins­crite dans le dos­sier d’options de sûre­té remis à l’ASN et EDF ne compte pas la dévoi­ler avant la fin de l’année, selon une source proche du dos­sier. Nous avons contac­té tous les élus des col­lec­ti­vi­tés locales où se trouve la cen­trale — mai­rie de Belleville-sur-Loire, conseil dépar­te­men­tal du Cher, conseil régio­nal du Centre-Val de Loire, dépu­tés et séna­teurs, ain­si que la Commission locale d’information (Cli) de Belleville. Personne n’a répon­du, à l’exception de François Cormier-Bouligeon, dépu­té (La République en marche) de la pre­mière cir­cons­crip­tion du Cher, qui dit ne pas être au cou­rant du projet.

 

« C’est l’omerta »

 

Ce silence indigne Guillaume Blavette, du col­lec­tif Stop-EPR : « Le pro­ces­sus déci­sion­nel pose pro­blème. Ce pro­jet est un défi majeur, il va occa­sion­ner des tra­vaux, des trans­ports de matières radio­ac­tives, des impacts hyper impor­tants parce qu’il va fal­loir garan­tir la source froide, l’aération, la ven­ti­la­tion… et c’est l’omer­ta. Le nucléaire dit qu’il change, qu’il veut être plus ouvert. Mais sur ce dos­sier, la situa­tion n’a pas chan­gé depuis 1973. »

Yves Marignac, lui, n’est pas sur­pris. « Même s’il ne s’agit pas offi­ciel­le­ment d’une pou­belle, il risque d’être com­pli­qué de dire aux col­lec­ti­vi­tés locales et aux habi­tants du ter­ri­toire concer­né, même glo­ba­le­ment acquis à la cause nucléaire, qu’on va leur appor­ter le com­bus­tible de toutes les autres cen­trales, et l’entreposer dans une pis­cine, qui est un équi­pe­ment intrin­sè­que­ment dangereux. »

Ce pro­jet se pré­pare dis­crè­te­ment depuis des années. Dans un cour­rier daté de juin 2013 (en page 7), l’ASN demande à EDF de « révi­ser sa stra­té­gie en matière de ges­tion et d’entreposage du com­bus­tible usé, en pro­po­sant de nou­velles moda­li­tés d’entreposage per­met­tant d’une part de cou­vrir les besoins et d’autre part de ren­for­cer la sûre­té de l’entreposage du com­bus­tible ». Quelques années plus tard, le Plan natio­nal de ges­tion des matières et des déchets radio­ac­tifs (PNGMDR) 2016–2018 (p. 72), ren­du public en février 2017, et l’arrêté du 23 février 2017 (article 10), demandent à EDF de pré­sen­ter une nou­velle stra­té­gie de ges­tion des com­bus­tibles usés ain­si qu’un calen­drier pour la créa­tion de nou­velles capa­ci­tés d’entreposage avant le 31 mars 2017. Puis de trans­mettre à l’ASN, au plus tard le 30 juin 2017, les options tech­niques et de sûre­té rete­nues pour une nou­velle pis­cine. Ce qui a bien été fait, ont confir­mé EDF et l’ASN à Reporterre. Le dos­sier d’options de sûre­té est en cours d’instruction à l’Institut de radio­pro­tec­tion et de sûre­té nucléaire (IRSN), le bras droit tech­nique de l’ASN.

Et ensuite ? La Commission natio­nale du débat public devrait être sai­sie pen­dant ce pre­mier tri­mestre 2018. EDF devra dépo­ser une demande d’autorisation de créa­tion avant le 31 décembre 2020 auprès du ministre char­gé de la sûre­té nucléaire. La concep­tion et la construc­tion de cette nou­velle pis­cine devraient prendre quinze ans, selon le PNGMDR 2016–2018.

 

Émilie Massemin (reporterre.net)

 

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