Kaïna a manifesté
avec les mutilés à Paris

 

Plus de 2.400 bles­sés, une femme tuée, 23 ébor­gnés, 5 ampu­tés : le mou­ve­ment des Gilets jaunes a été répri­mé avec une ter­rible vio­lence. Dimanche 2 juin, des cen­taines de per­sonnes ont mani­fes­té à l’appel du col­lec­tif des Mutilés, afin de rendre ces crimes visibles. Parmi les mani­fes­tants, Kaïna, que nous avions inter­viewée début jan­vier alors qu’elle se repo­sait dans sa famille à Nogent, tout en tenant à rendre visite aux Gilets Jaunes sur le rond-point Michel-Hoguet. Nous repro­dui­sons, ci-après, des extraits d’un repor­tage de reporterre.net qui donne la parole à Kaïna mais aus­si, entre autres, à Jérôme Rodrigues. L’intégralité des témoi­gnages est à retrou­ver sur le site du quo­ti­dien de l’écologie.

Paris 02-06-2019 Manifestation des mutilés

Les muti­lés en tête de cortège

 

  • Paris, repor­tage de Raphaël Goument publié le 3 juin 2019 sur reporterre.net

Dimanche 2 juin 2019, ils étaient un petit mil­lier à répondre pré­sent à l’appel du col­lec­tif Les Mutilés pour l’exemple, afin de dénon­cer les vio­lences poli­cières et récla­mer l’interdiction des armes de la police dites « à léta­li­té réduite », gre­nades de désen­cer­cle­ment, gre­nades Gli-F4 et LBD40. De Bastille à Nation sous une cha­leur étouf­fante, ce fut une marche dure, émou­vante, mais néces­saire pour prendre conscience des dégâts cau­sés par les armes de la police, dans les chairs comme dans les esprits. Ils s’appellent Dylan, Axel, Laurence, Kaïna, Robin, Vanessa, Patrice, Antoine, Gwendal ou David et cha­cun a per­du un mor­ceau de lui-même. Des muti­la­tions pas tou­jours visibles mais bien pré­sentes. Chacun se bal­lade avec une petite pan­carte blanche toute simple. Y figure en quelques mots leur cal­vaire : « J’ai per­du l’odorat », « borgne = vie de merde », etc.

Le 8 décembre, tout un pan de moi s’est écroulé”

La marche a été mar­quée par de nom­breuses pauses, don­nant le temps aux uns et aux autres de prendre le micro, dire leur his­toire, racon­ter leur souf­france et leur colère. À chaque fois, un silence de mort, la soli­da­ri­té des muti­lés, les applau­dis­se­ments nourris.

Paris 02-06-2019 Manifestation des mutilés Antoine

Antoine, 26 ans, bles­sé par une gre­nade GLI-F4 et ampu­té de sa main droite

Patrice a 50 ans et il est ori­gi­naire de Pau. Il a per­du son œil droit le 8 décembre sur les Champs-Élysées. Un tir de LBD40. « Borgne to be alive » comme il le dit lui-même. « Juste après la bles­sure, le pre­mier Gilet jaune que je croise, quand je vois son visage, j’ai tout de suite com­pris. » Transféré à l’hôpital Cochin, son œil ne pour­ra pas être sau­vé. « De la bouillie dedans ». À sa sor­tie, cinq heures plus tard, il vomit sur le par­king. Commence ensuite la recons­truc­tion, la construc­tion de la vie d’après. « J’étais chauf­feur rou­tier, ça fai­sait 28 ans que je fai­sais ce bou­lot par pas­sion, c’est fini, c’est mort. J’étais deve­nu chauf­feur de convoi excep­tion­nel, un abou­tis­se­ment. Tout ça sac­ca­gé par la répres­sion. Le 8 décembre, tout un pan de moi s’est écrou­lé. » À sa fille de 15 ans, il essaye de ne pas lui trans­mettre sa colère. « Je ne veux pas lui retour­ner la tête avec tout ça. Et puis je n’ai pas de colère contre le mec qui a fait ça, il a bête­ment fait son tra­vail. Mais Macron et Castaner, il va fal­loir qu’ils prennent leurs res­pon­sa­bi­li­tés ».

 

 “Le LBD40 est deve­nu une arme de ter­reur politique”

Se rendre visible pour ins­tau­rer un rap­port de force est essen­tiel. Une des figures des Gilets jaunes, Jérôme Rodrigues, est pré­sente dans le cor­tège. Il a lui aus­si per­du un œil, le 26 jan­vier, place de la Bastille à Paris, alors qu’il fil­mait avec son télé­phone. « J’ai un sou­tien média­tique que les copains n’ont pas for­ce­ment, il faut que ça puisse les aider. » L’homme à la barbe est par­ta­gé entre sa noto­rié­té et sa dou­leur per­son­nelle : « Comment expli­quer qu’un ébor­gné, per­sonne n’en parle ? Alors que dans le même temps, un éner­vé en manif qui fait une conne­rie, on en parle pen­dant trois jours à la télé. Comment ça se fait que dans un État de droit, on puisse se faire shoo­ter la gueule quand on des­cend dans la rue reven­di­quer quelque chose ? A tous les don­neurs de leçons qui ne mettent jamais un pied dehors, je les invite à se faire péter un œil. Ça les fera chan­ger ». Et de conclure : « le LBD40 est deve­nu une arme de ter­reur poli­tique, qu’est-ce qu’on attend pour l’interdire ? »

Paris 02-06-2019 Manifestation des mutilés Jérôme Rodrigues

Jérôme Rodrigues

 

Kaïna : “On n’a aucune aide, rien. Même le psy n’est pas rem­bour­sé

Au-delà de la média­ti­sa­tion et du bras de fer enga­gé avec le gou­ver­ne­ment au sujet des moyens répres­sifs, l’initiative du col­lec­tif Les muti­lés pour l’exemple est aus­si cru­ciale pour celles et ceux qui le rejoignent. Pour tous ces bles­sés, c’est une aide pour bri­ser l’isolement, se tenir moins seul. Ils ont pas­sé le week-end ensemble, à échan­ger et apprendre les uns des autres. « On peut par­ler ensemble, pleu­rer ensemble », résume Kaïna. La jeune femme de 32 ans a fait le dépla­ce­ment depuis Montpellier. Touchée par un tir de LBD40 en haut du front le 29 décembre 2018, la cica­trice est à peine visible, sous ses che­veux et son fou­lard, mais le choc est encore pré­sent. « Les nuits d’angoisse, les insom­nies, la souf­france et l’inquiétude des amis, de la famille. Ils ont mis nos vies en pause. Ça, les gens ne le voient pas, tout ce com­bat psy­cho­lo­gique, et c’est le plus dur ».

Un sou­tien d’autant plus impor­tant que les vic­times se sentent sou­vent aban­don­nées par les pou­voirs publics. « On n’a aucune aide, rien. Même le psy n’est pas rem­bour­sé », dit Kaïna, amère. Et puis il faut faire face à toutes les démarches admi­nis­tra­tives, lentes et lourdes : gérer le dos­sier médi­cal, les exa­mens, le sui­vi, faire valoir son sta­tut de tra­vailleur han­di­ca­pé, etc. À ce sujet, Jérôme Rodrigues ne cache pas sa colère : « 20 pages de docu­ments à rem­plir pour prou­ver que j’ai per­du mon œil, sérieu­se­ment ?! »

Se regrou­per per­met aus­si de faire face à l’institution judi­ciaire. Une aide d’autant plus pré­cieuse que cer­tains membres du col­lec­tif font pro­fi­ter aux autres de leur expérience.

[…]

Du côté du pou­voir, le déni conti­nue. Laurent Nunez, secré­taire d’État à l’Intérieur, a décla­ré : « Nous n’avons pas de regret sur la façon dont nous avons mené l’ordre public et la sécu­ri­té publique. (…) Ce n’est pas parce qu’une main a été arra­chée, parce qu’un œil a été ébor­gné, que la vio­lence est illé­gale. »

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