Entretien avec Antarès Bassis,
réalisateur de ”La Ville monde”

 

Le 26ème Lundi des sans-papiers, le 17 juin,  pro­je­tait aux Enfants du Paradis, à Chartres, La Ville monde qui relate la ten­ta­tive menée, à par­tir de 2015, par la mai­rie de Grande-Synthe (Pas-de-Calais), avec la par­ti­ci­pa­tion de l’architecte Cyrille Hanappe et de Médecins sans fron­tières (MSF), de construire un camp le plus accueillant pos­sible pour les migrants dont beau­coup sou­hai­taient rejoindre l’Angleterre, et qui pour­rait deve­nir un quar­tier de la ville.

Filmé au plus près du ter­rain, bros­sant des por­traits nuan­cés des pro­ta­go­nistes, le docu­men­taire ne masque pas les contra­dic­tions et les dif­fi­cul­tés du pro­jet, nous inter­ro­geant sur la place que notre socié­té est prête à faire à ces autres humains, nos égaux, qui sont en errance.

Antarès Bassis interviewé par James Cognard, Chartres, 17-06-2019

Antarès Bassis (à droite) lors de l’in­ter­view (17–06-2019)

Nous avons sai­si l’opportunité de cette soi­rée pour inter­ro­ger Antarès Bassis, le réa­li­sa­teur, qui a dia­lo­gué avec le public après la projection.

 

Question : Comment vous est venue cette idée d’aller fil­mer à Calais et à Grande-Synthe ?

 

Antarès Bassis : J’ai tra­vaillé pen­dant plu­sieurs années sur une série qui s’appelle Trepalium, 6 fois 52 minutes pour Arte, avec ma co-créa­trice Sophie Hiet. C’était une série d’anticipation qui se dérou­lait dans une ville moderne où il y avait 20% d’actifs qui étaient ter­ro­ri­sés de perdre leur emploi ou en burn out et 80% d’inactifs qui n’avaient pas tra­vaillé depuis des décen­nies, voire des géné­ra­tions, et qui étaient sépa­rés par un mur, de l’autre côté du périph. On avait appe­lé ça la zone. Des murs, il y en a eu de plus en plus avec la crise des réfu­giés qui fuient la guerre ou pour des rai­sons éco­no­miques. Juste après la série, un bidon­ville a été auto­ri­sé par l’État, par le gou­ver­ne­ment Valls, autour de Calais, la jungle. J’étais révol­té comme un citoyen et il se trou­vait que j’avais un copain archi­tecte qui, lui pen­sait que c’était une oppor­tu­ni­té, que ça pou­vait être quelque chose de posi­tif de voir une ville se créer, de manière spon­ta­née avec des gens qui allaient appor­ter leur culture de migra­tion que ce soit du Soudan, de Syrie, d’Érythrée et que fina­le­ment cela allait deve­nir une vraie ville et que, peut-être, on avait tous com­men­cé par ça. Les fon­de­ments de l’évolution de l’homme, c’est ça. J’ai trou­vé que c’était un sujet très inté­res­sant et de le pen­ser comme ça, avec un archi­tecte. À Calais, beau­coup de gens y sont allés (1), c’est deve­nu un peu com­pli­qué. Cet archi­tecte a eu une oppor­tu­ni­té dans une autre ville à 40 km,

Trepalium

Une scène de la série “Trepalium”

à Grande-Synthe où ils se sont retrou­vés avec le même reflux de réfu­giés. En un été, ils ont eu 3 000 per­sonnes. Le maire, Damien Carême(2) était révol­té de voir une jungle se créer, un bidon­ville dans sa ville qui est déjà pauvre et a déci­dé de créer un coup avec MSF qui vou­lait faire quelque chose pour l’accueil. Un camp a été créé. Cyrille Hanappe, l’architecte a conseillé et s’est inves­ti. Voilà com­ment c’est né. Ce que j’aimais bien dans l’idée de Cyrille, ce qui me cor­res­pon­dait bien, c’est qu’il fal­lait que ce soit quelque chose de posi­tif et que, peut-être, ça allait être autant posi­tif pour les réfu­giés que pour les habi­tants de la ville, qu’un quar­tier accueillant allait se créer.

 

Question : Comment a tra­vaillé Cyrille Hanappe ? Il était seul où y avait-il d’autres de ses col­lègues avec lui ?

 

Antarès Bassis : Quand j’ai com­men­cé à m’intéresser au pro­jet, la ville vou­lait déjà faire quelque chose pour l’accueil parce qu’ils avaient, depuis plu­sieurs années, une cen­taine de réfu­giés de pas­sage. Il y avait une démarche volon­taire de la ville de créer une mai­son d’accueil qui serait un endroit pour que les ONG puissent ren­con­trer les réfu­giés, les aider et qui pou­vait aus­si, poten­tiel­le­ment, se trans­for­mer sur des habi­ta­tions pour une cen­taine de per­sonnes. C’était le pro­jet que Cyrille avait, qui était le seul archi­tecte fran­çais qui avait cette démarche, en tout cas sur cette région. Quand, en 2015, tout s’est pré­ci­pi­té et que Grande-Synthe a fait front à une vraie crise avec 3 000 per­sonnes qui sont arri­vées tout d’un coup, Cyrille n’avait pas les épaules finan­cières de s’occuper de ça. MSF est venu et il a conti­nué à accom­pa­gner. Les asso­cia­tions mili­tantes anglaises étaient très inves­ties dans la jungle, et comme beau­coup d’entre elles venaient des milieux alter­na­tifs, des fes­ti­vals, des concerts, elles savaient construire des camps éphé­mères. La pre­mière asso­cia­tion qui a géré le camp, Utopia 56, venait du fes­ti­val des Vieilles Charrues, des Bretons très accueillants. Cyrille est res­té le pre­mier archi­tecte au départ, après, il y en a eu d’autres.

 

En équilibre

Une scène de “En équi­libre”, 1er docu­men­taire d’Antarès Bassis

Q. : Cyrille Hanappe a‑t-il tra­vaillé avec les migrants eux-mêmes qui sont, par défi­ni­tion, des gens qui bougent, qui tentent de partir ?

 

A.B. : Cyrille a tou­jours vou­lu tra­vailler avec des réfu­giés. Il doit se construire du col­la­bo­ra­tif. Il apporte son savoir faire. Il est plus là pour conso­li­der des struc­tures qui peuvent être dan­ge­reuses en termes de fabri­ca­tion et de risque incen­die. Il avait pro­po­sé de tra­vailler avec des réfu­giés. La ville de Grande-Synthe lui a deman­dé de faire un bâti­ment, qui appa­raît dans le film et qui devient une sorte de méta­phore de son tra­vail, bâti­ment donc qui était un centre juri­dique. Il y avait une ten­ta­tive de deman­der aux réfu­giés de par­ti­ci­per, ce qui a moyen­ne­ment eut lieu parce que c’était com­pli­qué déjà à Grande-Synthe et aus­si parce que la popu­la­tion kurde est plus une popu­la­tion de pas­sage… alors qu’à Calais les Soudanais ont spon­ta­né­ment construit des cabanes de manière très forte visuel­le­ment avec une forme très esthé­tique, très poétique.

 

Après, l’État a essayé de contrô­ler la ges­tion de ce camp. Dès qu’on com­mence à s’approprier le lieu, ça a été le cas pour les Gilets Jaunes, à vou­loir construire, ce qui est inhé­rent à l’homme, de se séden­ta­ri­ser, ne serait-ce que pour com­mu­ni­quer ensemble, l’État inter­vient. Il a enle­vé toutes les construc­tions spon­ta­nées… C’est impor­tant que ce soit fait avec les réfu­giés mais aus­si avec les habi­tants de la ville pour que le lieu soit le leur.

 

Q. : Vous avez fait de la fic­tion, quelle est la dif­fé­rence ? Comment vous tra­vaillez ? Est-ce que vous scé­na­ri­sez aupa­ra­vant, y com­pris les documentaires ?

 

L'homme-qui-tua-liberty-valance

Liberty Valence et son fouet, Stoddard et ses livres de droit éparpillés.

A.B. : Je me disais : c’est une ville nou­velle qui est en train de se créer. Un peu comme les pion­niers des wes­terns s’installaient dans un endroit même s’ils avaient envie d’aller car­ré­ment à l’Ouest, mais par­fois, parce qu’ils n’y arri­vaient pas,  ils s’installaient au milieu du désert. Je voyais une sorte de méta­phore d’une ville de wes­tern. Du coup, j’ai uti­li­sé le scope, j’ai tra­vaillé mes per­son­nages que je ren­con­trais comme des forces brutes, un peu tai­seuses. Cet archi­tecte avait un peu ce côté idéa­liste qu’on peut trou­ver dans L’Homme qui tua Liberty Valence (3). Comme Emmanuel Gras (4) qui était invi­té ici, il n’y a pas très long­temps, j’essaie d’acquérir une grande finesse psy­cho­lo­gique, que, dans la fic­tion, on tra­vaille pour que la forme d’un per­son­nage soit réa­liste, com­plexe. C’est ça aus­si que j’ai cher­ché à faire avec les dif­fé­rents acteurs qui étaient dans le film. En essayant de voir la com­plexi­té des forces de tous les per­son­nages, que ce soit Cyrille qui était idéa­liste et par­fois un peu à côté, en recherche. Que ce soit le maire qui était plein de bonne volon­té mais qui sou­hai­tait aus­si la recon­nais­sance de l’État et se retrou­vait dans l’ambigüité et frei­né dans son élan. Voir aus­si la com­plexi­té des réfu­giés qui, eux, par­fois vou­laient s’installer, mais disant « je ne suis pas là pour m’installer mais je suis venu pour par­tir. » Je trou­vais que c’était une forme dra­ma­tur­gique inté­res­sante comme des per­son­nages de fic­tion ou de séries avec des enjeux, des rebon­dis­se­ments. Aussi, ne pas m’interdire d’être dans quelque chose d’immersif, de cinématographique.

 

Q. : Sur le film d’Emmanuel Gras sur les Gilets Jaunes de Chartres, vous êtes pre­neur de son. Sur La Ville monde, teniez-vous la camé­ra, aviez-vous une grosse équipe ?

 

Antarès Bassis, preneur de son à Chartres, 26-01-2019

Dans le cercle, Antarès Bassis en pre­neur de son, à Chartres, le26-01–2019

A.B. : À la dif­fé­rence d’Emmanuel, je suis un auteur-réa­li­sa­teur. Sur le film d’Emmanuel, j’étais bien plus que pre­neur de son. Nous sommes deux réa­li­sa­teurs qui s’y sont rejoints. Je suis plus col­la­bo­ra­teur artis­tique et je l’ai aidé à la dra­ma­tur­gie pen­dant le tour­nage. Sur La Ville monde, j’ai fait un peu tout ça mais j’avais un cadreur qui s’appelle Adrien Rivollier. J’ai fait aus­si un peu l’image. C’est mon deuxième docu­men­taire, ce qui est inté­res­sant sur des docu­men­taires, avec de très petites équipes, c’est, par­fois, des ren­contres humaines. Le tra­vail dra­ma­tur­gique et de prise de réel se mélange. On peut être ame­né à faire aus­si de la tech­nique mais je ne suis pas un cadreur pro­fes­sion­nel comme l’est Emmanuel.

 

Q. : Avez-vous d’autres pro­jets actuel­le­ment en cours ?

 

A.B. : Oui, actuel­le­ment, avec mon com­plice Pascal Auffray avec qui j’avais tour­né En équi­libre, (5) on re-com­met un docu­men­taire sur un ate­lier docu­men­taire que j’ai ini­tié dans une école dans le quar­tier de Ménilmontant avec des gamins qui essaient de retrou­ver des enfants cachés ou des enfants qui avaient échap­pé aux rafles (6) dans le quar­tier ou dans l’école. Leur école a été une des plus tou­chées par les rafles. Le film est autour de ces gamins qui, en fai­sant ce docu­men­taire, se réin­ter­rogent sur leur iden­ti­té, sur leur quartier.

J’essaie aus­si, dou­ce­ment, de reve­nir à la fiction.

 

Q. : On vit cor­rec­te­ment de ce métier ?

 

A.B. : On y arrive avec le temps. C’est un peu dif­fi­cile mais on n’est pas plus à plaindre que d’autres per­sonnes qui sont en grande pré­ca­ri­té. Au moins, j’ai l’opportunité de faire des choses qui me plaisent et qui sont des docu­men­taires qui me res­semblent, sur le monde, enga­gés, citoyens.

[Entretien réa­li­sé le 17 juin 2019]

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  1. Beaucoup de cinéastes sont allés fil­mer la jungle, notam­ment après de l’Appel de Calais ini­tié par les réa­li­sa­teur-rice‑s Laurent Cantet, Catherine Corsini, Pascale Ferran, Romain Goupil, Nicolas Philibert, Christophe Ruggia et Céline Sciamma.
  2. Maire EÉLV, depuis peu nou­veau dépu­té européen.
  3. Film de John Ford où un jeune diplô­mé en droit, Ransom Stoddard (James Stewart) ima­gine appor­ter la léga­li­té dans l’Ouest où règne la loi du colt en la per­sonne du ban­dit Valence (Lee Marvin).
  4. Avec lequel Antarès Bassis a tour­né un docu­men­taire, actuel­le­ment au mon­tage, sur les Gilets Jaunes de Chartres.
  5. Documentaire sur un couple d’artistes d’un cirque ambu­lant, FIPA d’Or 2018 à Biarritz.
  6. Rafles des Juifs pen­dant la 2ème guerre mondiale.