Laval / Dardot :
L’épreuve politique de la pandémie

Pour Pierre Dardot et Christian Laval — auteurs de «Commun. Essai sur la révo­lu­tion au XXI siècle» — la pan­dé­mie du Covid-19 met à l’épreuve la capa­ci­té des orga­ni­sa­tions poli­tiques et éco­no­miques à faire face. « Ce que nous vivons laisse entre­voir ce qui, avec le chan­ge­ment cli­ma­tique, attend l’humanité dans quelques décen­nies si la struc­ture éco­no­mique et poli­tique du monde ne change pas. »

Dardot-Laval La révolution au XXIéme siècle [Visuel]

Comme nous vous l’a­vions annon­cé, le confi­ne­ment nous donne peut-être plus de temps pour appré­hen­der des textes plus longs et plus denses. Celui-ci mérite d’être lu atten­ti­ve­ment tant il déve­loppe des ana­lyses et des hypo­thèses pour l’à venir.

Le texte a été publié le 19 mars 2020 dans les blogs de mediapart.fr

La pan­dé­mie du Covid-19 est une crise sani­taire, éco­no­mique et sociale glo­bale d’un niveau excep­tion­nel. Peu d’événements his­to­riques peuvent lui être com­pa­rés, du moins à l’échelle des der­nières décen­nies. Cette tra­gé­die, dès main­te­nant, est une épreuve pour toute l’humanité. Épreuve au double sens du mot : dou­leur, risque et dan­ger d’une part ; test, éva­lua­tion, juge­ment de l’autre.  Ce que la pan­dé­mie met à l’épreuve, c’est la capa­ci­té des orga­ni­sa­tions poli­tiques et éco­no­miques à faire face à un pro­blème glo­bal lié aux inter­dé­pen­dances indi­vi­duelles, autre­ment dit qui touche à la vie sociale la plus élé­men­taire. Comme une dys­to­pie qui serait deve­nue réa­li­té, ce que nous vivons laisse entre­voir ce qui, avec le chan­ge­ment cli­ma­tique, attend l’humanité dans quelques décen­nies si la struc­ture éco­no­mique et poli­tique du monde ne change pas très rapi­de­ment et très radicalement.

Une réponse éta­tique à une crise globale ? 

Première obser­va­tion : ici ou là,  on mise volon­tiers sur la sou­ve­rai­ne­té de l’État natio­nal pour répondre à l’épidémie glo­bale, et ceci de deux façons plus ou moins com­plé­men­taires et arti­cu­lées selon les pays : d’une part, on compte sur lui pour prendre des mesures auto­ri­taires de limi­ta­tion des contacts avec notam­ment la mise en place de « l’état d’urgence » (décla­rée ou non), comme en Italie, en Espagne ou en France ;  d’autre part, on attend que l’État pro­tège les citoyens de « l’importation » d’un virus venant de l’étranger. Discipline sociale et pro­tec­tion­nisme natio­nal seraient les deux axes prio­ri­taires de la lutte contre la pan­dé­mie. On retrouve là les deux faces de la sou­ve­rai­ne­té de l’État : domi­na­tion interne et indé­pen­dance externe.

Souverain mépris [Fred Sochard]Seconde obser­va­tion : on compte éga­le­ment sur l’État pour aider les entre­prises de toutes tailles à pas­ser l’épreuve en leur appor­tant l’aide et les garan­ties sur les cré­dits dont elles auraient besoin pour ne pas faire faillite et conser­ver autant que pos­sible leur main d’œuvre.  L’État n’a plus aucun scru­pule à dépen­ser sans limite pour « sau­ver l’économie » (wha­te­ver it takes), alors qu’hier encore il oppo­sait à toute demande d’augmenter les effec­tifs des hôpi­taux et le nombre de lits dans les ser­vices d’urgence le res­pect obses­sion­nel des contraintes bud­gé­taires et des limites de l’endettement public. Les États semblent aujourd’hui redé­cou­vrir les ver­tus de l’intervention, du moins lorsqu’il s’agit de sou­te­nir l’activité des entre­prises pri­vées et de garan­tir le sys­tème finan­cier[1].

Ce bru­tal chan­ge­ment de pied, que l’on aurait tort de confondre avec la fin du néo­li­bé­ra­lisme, pose une ques­tion cen­trale : le recours aux pré­ro­ga­tives de l’État sou­ve­rain, à l’intérieur comme à l’extérieur, est-il de nature à répondre à une pan­dé­mie qui touche aux soli­da­ri­tés sociales élémentaires ?

Ce que nous avons vu jusqu’à pré­sent ne laisse pas d’inquiéter. La xéno­pho­bie ins­ti­tu­tion­nelle des Etats s’est mani­fes­tée au moment même où l’on pre­nait conscience de la dan­ge­ro­si­té létale du virus pour l’humanité entière. C’est en ordre par­fai­te­ment dis­per­sé que les Etats euro­péens ont appor­té les pre­mières réponses à la pro­pa­ga­tion du coro­na­vi­rus. Très vite, la plu­part des pays euro­péens, notam­ment d’Europe cen­trale, se sont enfer­més der­rière les murs admi­nis­tra­tifs du ter­ri­toire natio­nal pour pro­té­ger les popu­la­tions du « virus étran­ger ». La carte des pays qui se sont cloî­trés les pre­miers recouvre d’ailleurs signi­fi­ca­ti­ve­ment celle de la xéno­pho­bie d’État. Orban a ven­du la mèche : « Nous menons une guerre sur deux fronts, celui de la migra­tion et celui du coro­na­vi­rus, qui sont liés parce qu’ils se pro­pagent tous les deux avec les dépla­ce­ments »[2]. Le ton a été vite don­né au niveau euro­péen et mon­dial : cha­cun des Etats doit se débrouiller seul, à la grande joie de toutes les extrêmes droites euro­péennes et mon­diales. Le plus abject a été l’absence de soli­da­ri­té avec les pays les plus tou­chés.  L’abandon de l’Italie à son sort par la France et l’Allemagne, qui ont pous­sé l’égoïsme jusqu’à refu­ser d’y envoyer du maté­riel médi­cal et des masques de pro­tec­tion, a son­né le glas de l’Europe construite sur la base de la concur­rence géné­ra­li­sée entre pays.

Souveraineté éta­tique et choix stratégiques

Le 11 mars, le direc­teur géné­ral de l’Organisation mon­diale de la san­té, Tedros Adhanom Ghebreyesus, décla­rait que nous avions affaire à une pan­dé­mie, et s’inquiétait vive­ment de la rapi­di­té de la pro­pa­ga­tion du virus et du « niveau alar­mant d’inaction » des Etats. Comment expli­quer cette inac­tion ? L’analyse la plus convain­cante a été four­nie par l’experte des pan­dé­mies, Suerie Moon, codi­rec­trice du Centre de san­té glo­bale de l’Institut de hautes études inter­na­tio­nales et du déve­lop­pe­ment : « La crise que nous tra­ver­sons montre la per­sis­tance du prin­cipe de la sou­ve­rai­ne­té éta­tique dans les affaires mon­diales. (…) Mais rien d’étonnant. La coopé­ra­tion inter­na­tio­nale a tou­jours été fra­gile, mais elle l’est encore plus depuis envi­ron cinq ans avec l’élection de lea­ders poli­tiques, notam­ment aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, qui aspirent à se reti­rer de la glo­ba­li­sa­tion. (…) Sans la pers­pec­tive glo­bale que four­nit l’OMS, on court à la catas­trophe. (…) Elle rap­pelle ain­si aux lea­ders poli­tiques et de la san­té à tra­vers la pla­nète que l’approche glo­bale de la pan­dé­mie et la soli­da­ri­té sont des élé­ments essen­tiels qui incitent les citoyens à agir de manière res­pon­sable. »[3] Aussi fon­dées et justes que soient ces remarques, elles omettent de rap­pe­ler que l’Organisation mon­diale de la san­té depuis plu­sieurs décen­nies a été finan­ciè­re­ment affai­blie et lais­sée aux mains de finan­ceurs pri­vés (80% de son finan­ce­ment pro­vient de dons pri­vés d’entreprises et de fon­da­tions). Malgré cet affai­blis­se­ment, l’OMS aurait pu dès le début ser­vir de cadre de coopé­ra­tion dans la lutte contre la pan­dé­mie, non seule­ment parce que ses infor­ma­tions étaient fiables depuis début jan­vier mais aus­si parce que ses recom­man­da­tions de contrôle radi­cal et pré­coce de l’épidémie étaient per­ti­nentes. Pour le direc­teur géné­ral de l’OMS le choix d’abandonner le test sys­té­ma­tique et le tra­çage des contacts, qui ont bien réus­si en Corée ou à Taïwan, a consti­tué une erreur majeure qui a contri­bué à répandre le virus dans tous les autres pays.

Derrière ce retard il y a des choix stra­té­giques. Des pays comme la Corée ont choi­si le dépis­tage sys­té­ma­tique, l’isolement des por­teurs du virus et la « dis­tan­cia­tion sociale ». L’Italie a adop­té assez tôt la stra­té­gie de confi­ne­ment abso­lu pour stop­per l’épidémie, comme cela avait été fait aupa­ra­vant en Chine. D’autres pays ont beau­coup trop atten­du pour réagir, fai­sant le choix fata­liste et cryp­to-dar­wi­nien d’une stra­té­gie dite « d’immunité col­lec­tive » (herd immu­ni­ty). La Grande Bretagne de Boris Johnson a dans un pre­mier temps sui­vi la voie de la pas­si­vi­té, tan­dis que d’autres de façon plus ambi­guë ont tar­dé à prendre des mesures res­tric­tives, notam­ment la France et l’Allemagne, sans par­ler des Etats-Unis. Tablant sur une « atté­nua­tion » ou un « retar­de­ment » de l’épidémie par apla­tis­se­ment de la courbe des conta­mi­na­tions, ces pays ont renon­cé de fac­to à la gar­der sous contrôle dès le début par le dépis­tage sys­té­ma­tique et le confi­ne­ment géné­ral de la popu­la­tion comme cela avait le cas à Wuhan et dans la pro­vince de Hubei. Cette stra­té­gie d’immunité col­lec­tive sup­pose d’accepter que 50 à 80 % de la popu­la­tion soit conta­mi­née selon les pré­vi­sions des diri­geants alle­mands et du gou­ver­ne­ment fran­çais. Cela revient à accep­ter la mort de cen­taines de mil­liers, voire de mil­lions de per­sonnes sup­po­sées les « plus fra­giles ». L’orientation de l’OMS était pour­tant claire : les Etats ne devaient pas aban­don­ner le dépis­tage sys­té­ma­tique et le tra­çage des contacts des per­sonnes tes­tées positives.

Le « pater­na­lisme liber­ta­rien » en temps d’épidémie

https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/190320/l-epreuve-politique-de-la-pandemie

Un essai paru en 2015 à La Découverte

Pourquoi les Etats n’ont-ils accor­dé qu’une très faible confiance dans l’OMS et sur­tout pour­quoi ne lui ont-ils pas attri­bué un rôle cen­tral dans la coor­di­na­tion des réponses à la pan­dé­mie ? Sur le plan éco­no­mique, l’épidémie en Chine a téta­ni­sé les pou­voirs éco­no­miques et poli­tiques car arrê­ter la pro­duc­tion et les échanges ne s’était jamais vu à cette échelle et aurait entraî­né une crise éco­no­mique et finan­cière d’une gra­vi­té excep­tion­nelle. Les hési­ta­tions en Allemagne, en France et encore plus aux Etats-Unis tiennent au fait que les gou­ver­ne­ments ont choi­si de main­te­nir le plus long­temps pos­sible l’économie en marche, ou plus exac­te­ment à leur volon­té de gar­der la main sur l’arbitrage entre impé­ra­tifs sani­taires et impé­ra­tifs éco­no­miques en fonc­tion de la situa­tion consta­tée « au jour le jour » sans s’attacher aux pré­vi­sions les plus dra­ma­tiques pour­tant connues d’eux. Ce sont les pro­jec­tions catas­tro­phiques de l’Imperial College, selon les­quelles le lais­ser faire entraî­ne­rait des mil­lions de morts, qui ont fait bas­cu­ler les gou­ver­ne­ments entre le 12 et le 15 mars, c’est-à-dire déjà très tard, vers la solu­tion du confi­ne­ment géné­ra­li­sé[4].

C’est là qu’intervient l’influence très néfaste de l’économie com­por­te­men­tale et de la théo­rie du « nudge » sur la déci­sion poli­tique[5]. On sait main­te­nant que la « nudge unit » qui conseille le gou­ver­ne­ment bri­tan­nique a réus­si à impo­ser la théo­rie selon laquelle les indi­vi­dus trop vite contraints par des mesures sévères se las­se­raient et relâ­che­raient leur dis­ci­pline au moment où celle-ci serait le plus néces­saire lorsque le pic épi­dé­mique serait atteint. Depuis 2010 l’approche éco­no­mique de Richard Thaler expo­sée dans son livre Nudge est cen­sée ins­pi­rer la « gou­ver­nance effi­ciente » de l’État[6]. Elle consiste à inci­ter les indi­vi­dus, sans les contraindre, à prendre les bonnes déci­sions par des « coups de pouce », c’est-à-dire par des influences douces, indi­rectes, agréables et option­nelles, sur un indi­vi­du qui doit res­ter libre de ses choix.  Ce « liber­ta­rian pater­na­lism » en matière de lutte contre l’épidémie s’est tra­duit par deux orien­ta­tions : d’une part le refus de la contrainte sur la conduite indi­vi­duelle et la confiance dans les « gestes bar­rière » : se tenir à dis­tance, se laver les mains, s’isoler si l’on tousse, et ceci dans son propre inté­rêt. Le pari de l’incitation douce et volon­taire était ris­qué, il ne s’appuyait sur aucune don­née scien­ti­fique prou­vant sa per­ti­nence en situa­tion épi­dé­mique. Il a conduit à l’échec que l’on sait. Il convient de rap­pe­ler que cela a été aus­si le choix des res­pon­sables fran­çais jusqu’au same­di 14 mars. Macron s’était jusque-là refu­sé à prendre des mesures de confi­ne­ment car, disait-il le ven­dre­di 6 mars, “si on prend des mesures qui sont très contrai­gnantes, ce n’est pas tenable dans la durée”. A la sor­tie du théâtre où il est allé ce même jour avec son épouse, il décla­rait : “La vie conti­nue. Il n’y a aucune rai­son, mis à part pour les popu­la­tions fra­gi­li­sées, de modi­fier nos habi­tudes de sor­tie”. Derrière ces pro­pos qui paraissent aujourd’hui irres­pon­sables, on ne peut s’empêcher de pen­ser que l’option du pater­na­lisme liber­ta­rien était aus­si une manière de dif­fé­rer les mesures dra­co­niennes qui allait néces­sai­re­ment affec­ter l’économie.

Souveraineté de l’Etat ou ser­vices publics ? 

L’échec du pater­na­lisme liber­ta­rien a conduit les auto­ri­tés poli­tiques à un virage impres­sion­nant, mais que l’on com­men­çait à per­ce­voir dès la pre­mière allo­cu­tion pré­si­den­tielle du 12 mars avec l’appel à l’unité natio­nale, à l’union sacrée, à la « force d’âme » du peuple fran­çais.  La deuxième allo­cu­tion de Macron le 16 mars a été encore plus expli­cite dans le choix de la pos­ture et de la rhé­to­rique mar­tiales : l’heure serait à la mobi­li­sa­tion géné­rale, à « l’abnégation patriote », puisque « nous sommes en guerre ». Désormais c’est la figure de l’État sou­ve­rain qui se mani­feste de la façon la plus extrême mais aus­si la plus clas­sique, celle du glaive qui va frap­per un enne­mi « qui est là, invi­sible, insai­sis­sable, qui progresse ».

Mais il y avait une autre dimen­sion dans son allo­cu­tion du 12 mars, qui n’a pas man­qué de sur­prendre. Emmanuel Macron s’est sou­dai­ne­ment et presque mira­cu­leu­se­ment mué en défen­seur de l’Etat-providence et de l’hôpital public, allant jusqu’à affir­mer l’impossibilité de tout réduire à la logique du mar­ché. Nombre de com­men­ta­teurs et d’hommes poli­tiques, dont cer­tains situés à gauche, se sont empres­sés de saluer dans cette prise de posi­tion une recon­nais­sance de la fonc­tion irrem­pla­çable des ser­vices publics. Somme toute, on aurait là une forme de réac­tion dif­fé­rée à l’interpellation à laquelle avait don­né lieu sa visite à la Pitié Salpêtrière le 27 février der­nier : au pro­fes­seur de neu­ro­lo­gie qui récla­mait de sa part un « choc d’attractivité » en faveur des hôpi­taux, Macron aurait fini par appor­ter une réponse posi­tive, au moins dans le prin­cipe. Que les annonces faites à cette occa­sion relèvent très lar­ge­ment du trompe l’œil et ne remettent pas en cause les poli­tiques néo­li­bé­rales métho­di­que­ment pour­sui­vies depuis des années, voi­là qui a été d’emblée recon­nu[7]. Il y a plus. Au cours de cette même confé­rence, le Président a recon­nu que « délé­guer notre ali­men­ta­tion, notre pro­tec­tion, notre capa­ci­té à soi­gner, notre cadre de vie au fond à d’autres » était une « folie » et qu’il fal­lait « en reprendre le contrôle ». Cette invo­ca­tion de la sou­ve­rai­ne­té de l’Etat-nation a été saluée de divers bords, y com­pris par les néo­fas­cistes du RN. La défense des ser­vices publics se confon­drait ain­si avec celle des pré­ro­ga­tives de l’Etat : sous­traire la san­té publique à la logique du mar­ché relè­ve­rait d’un acte de sou­ve­rai­ne­té, lequel vien­drait cor­ri­ger les trop nom­breuses délé­ga­tions consen­ties par le pas­sé à l’Union euro­péenne. Mais est-il si évident que la notion de ser­vices publics appelle d’elle-même celle de la sou­ve­rai­ne­té de l’Etat, comme si la pre­mière était fon­dée sur la seconde et les deux notions indis­so­ciables l’une de l’autre ? La ques­tion mérite un exa­men d’autant plus sérieux qu’il s’agit là d’un argu­ment cen­tral des par­ti­sans de la sou­ve­rai­ne­té de l’Etat.

Dardot-Laval Enquête sur la souveraineté de l'État [Couverture]

Livre à paraître en 2020

Commençons par la ques­tion de la nature de la sou­ve­rai­ne­té de l’Etat. Souveraineté signi­fie pro­pre­ment « supé­rio­ri­té » (du latin super­a­nus), mais à l’égard de quoi ? A l’égard des lois et des obli­ga­tions de toutes sortes qui sont sus­cep­tibles de limi­ter la puis­sance de l’Etat, tant dans ses rela­tions avec les autres Etats que dans ses rap­ports avec ses propres citoyens. L’Etat sou­ve­rain se place au-des­sus d’engagements et d’obligations qu’il est libre de contrac­ter et de révo­quer à sa guise. Mais l’Etat, consi­dé­ré comme per­sonne publique, ne peut agir que par ses repré­sen­tants cen­sés en incar­ner la conti­nui­té au-delà de la durée de l’exercice de leurs fonc­tions. La supé­rio­ri­té de l’Etat signi­fie donc dans les faits la supé­rio­ri­té de ses repré­sen­tants à l’égard des lois, obli­ga­tions et enga­ge­ments qui peuvent le lier dura­ble­ment. Et c’est cette supé­rio­ri­té qui est éle­vée au rang de prin­cipe par tous les sou­ve­rai­nistes. Cependant, pour déplai­sante que cette véri­té soit à leurs oreilles, ce prin­cipe vaut indé­pen­dam­ment de l’orientation poli­tique des gou­ver­nants. L’essentiel est que ceux-ci agissent en qua­li­té de repré­sen­tants de l’Etat, quelle que soit l’idée qu’ils se font de la sou­ve­rai­ne­té de l’Etat. Les délé­ga­tions suc­ces­si­ve­ment consen­ties par les repré­sen­tants de l’Etat fran­çais en faveur de l’UE l’ont été sou­ve­rai­ne­ment, la construc­tion de l’UE ayant pro­cé­dé dès les pre­miers pas de la mise en œuvre du prin­cipe de la sou­ve­rai­ne­té de l’Etat. De la même manière, le fait que l’Etat fran­çais, comme tant d’autres en Europe, se soit sous­trait à ses obli­ga­tions inter­na­tio­nales en matière de défense des droits humains relève d’une logique de sou­ve­rai­ne­té : la décla­ra­tion des défen­seurs des droits humains fait obli­ga­tion aux Etats de créer un envi­ron­ne­ment sain et pro­tec­teur pour ces défen­seurs, mais les lois et les pra­tiques des Etats signa­taires, par­ti­cu­liè­re­ment celles de la France à la fron­tière qu’elle par­tage avec l’Italie, violent ces obli­ga­tions inter­na­tio­nales. La même remarque doit être faite à pro­pos des obli­ga­tions cli­ma­tiques dont s’émancipent allè­gre­ment les Etats au gré de leurs inté­rêts du moment. En matière de droit public interne, l’Etat n’est pas non plus en reste. Ainsi, pour nous en tenir au cas fran­çais, les droits des Amérindiens de Guyane sont déniés au nom du prin­cipe de la « République une et indi­vi­sible », expres­sion qui nous ren­voie là encore à la sacro-sainte sou­ve­rai­ne­té de l’Etat. En défi­ni­tive, cette der­nière est l’alibi per­met­tant aux repré­sen­tants de l’Etat de s’exempter de toute obli­ga­tion légi­ti­mant un contrôle de la part des citoyens.

Gardons ce point à l’esprit, il va nous aider à expli­ci­ter le carac­tère public des ser­vices dits « publics ». C’est le sens du mot « public » qui doit rete­nir ici toute notre atten­tion. On s’avise trop peu sou­vent du fait que, dans cette expres­sion, « public » est abso­lu­ment irré­duc­tible à « éta­tique ». Car le publi­cum ici dési­gné ren­voie non à la seule admi­nis­tra­tion éta­tique, mais à la col­lec­ti­vi­té tout entière en tant qu’elle est consti­tuée de l’ensemble des citoyens : les ser­vices publics ne sont pas les ser­vices de l’Etat au sens où l’Etat pour­rait en dis­po­ser à sa guise, ils ne sont pas non plus une pro­jec­tion de l’Etat, ils sont publics en ce qu’ils sont « au ser­vice du public ». Ils relèvent en ce sens d’une obli­ga­tion posi­tive de l’Etat à l’égard des citoyens. Autrement dit, ils sont dus par l’Etat et les gou­ver­nants aux gou­ver­nés, loin d’être une faveur que ferait l’Etat aux gou­ver­nés, comme la for­mule d’« Etat-pro­vi­dence », polé­mique car d’inspiration libé­rale, donne à l’entendre. Le juriste Léon Duguit, théo­ri­cien majeur des ser­vices publics, l’avait fait remar­quer dès le début du XXe siècle : c’est la pri­mau­té des devoirs des gou­ver­nants envers les gou­ver­nés qui consti­tue le fon­de­ment de ce que l’on appelle le « ser­vice public ». A ses yeux, les ser­vices publics consti­tuent, non une mani­fes­ta­tion de la puis­sance de l’Etat, mais une limite du pou­voir gou­ver­ne­men­tal. Ils sont ce par quoi les gou­ver­nants sont les ser­vi­teurs des gou­ver­nés[8]. Ces obli­ga­tions qui s’imposent aux gou­ver­nants, s’impose éga­le­ment aux agents des gou­ver­nants et ce sont elles qui fondent la « res­pon­sa­bi­li­té publique ». C’est pour­quoi les ser­vices publics relèvent du prin­cipe de la soli­da­ri­té sociale, qui s’impose à tous, et non du prin­cipe de la sou­ve­rai­ne­té qui est incom­pa­tible avec celui de la res­pon­sa­bi­li­té publique.

Cette concep­tion des ser­vices publics a certes été refou­lée par la fic­tion de la sou­ve­rai­ne­té de l’Etat. Mais c’est pour­tant elle qui conti­nue de se faire entendre à tra­vers la rela­tion très forte que les citoyens entre­tiennent avec ce qu’ils tiennent pour un droit fon­da­men­tal. C’est que le droit des citoyens aux ser­vices publics est le strict pen­dant du devoir de ser­vices publics qui incombent aux repré­sen­tants de l’Etat. C’est ce qui explique que les citoyens des divers pays euro­péens tou­chés par la crise ont tenu à mani­fes­ter sous des formes les plus diverses leur atta­che­ment à ces ser­vices enga­gés dans le com­bat quo­ti­dien contre le coro­na­vi­rus : les citoyens de nom­breuses villes espa­gnoles ont ain­si applau­di de leurs bal­cons les équipes des ser­vices sani­taires, quelle que soit par ailleurs leur atti­tude à l’égard de l’Etat uni­taire cen­tra­li­sé. C’est que les deux choses doivent être soi­gneu­se­ment dis­jointes. L’attachement des citoyens aux ser­vices publics, en par­ti­cu­lier aux ser­vices hos­pi­ta­liers, n’est en rien une adhé­sion à l’autorité ou à la puis­sance publique sous ses dif­fé­rentes formes, mais un atta­che­ment à des ser­vices qui ont pour fina­li­té essen­tielle de pour­voir aux besoins du public. Loin de mani­fes­ter un repli iden­ti­taire sur la nation, cet atta­che­ment témoigne d’un sens de l’universel qui tra­verse les fron­tières et nous rend si sen­sibles aux épreuves vécues par nos « conci­toyens en pan­dé­mie », qu’ils soient ita­liens, espa­gnols, et fina­le­ment euro­péens ou non.


L’urgence des com­muns mondiaux

On ne peut ajou­ter foi à la pro­messe de Macron selon laquelle il serait le pre­mier à mettre en cause « notre modèle de déve­lop­pe­ment » après la crise. On peut même légi­ti­me­ment pen­ser que les mesures dras­tiques en matière éco­no­mique répè­te­ront celles de 2008 et vise­ront un « retour à la nor­male », c’est-à-dire la des­truc­tion de la pla­nète et l’inégalisation crois­sante des condi­tions sociales. On doit plu­tôt craindre dès main­te­nant que l’énorme fac­ture pour « sau­ver l’économie » ne soit à nou­veau pré­sen­tée aux sala­riés et aux contri­buables les plus modestes. Pourtant, à la faveur de cette épreuve, quelque chose a chan­gé qui fait que rien ne pour­ra plus être tout à fait comme avant. Le sou­ve­rai­nisme d’État, par son réflexe sécu­ri­taire et son tro­pisme xéno­phobe, a fait la preuve de sa faillite. Loin de conte­nir le capi­tal glo­bal, il en amé­nage l’action en exa­cer­bant la concur­rence. Deux choses sont désor­mais appa­rues à des mil­lions d’hommes. D’une part, la place des ser­vices publics comme ins­ti­tu­tions du com­mun capables de mettre en œuvre la soli­da­ri­té vitale entre humains. D’autre part, le besoin poli­tique le plus urgent de l’humanité, l’institution des com­muns mon­diaux. Puisque les risques majeurs sont glo­baux, l’entraide doit être mon­diale, les poli­tiques doivent être coor­don­nées, les moyens et les connais­sances doivent être par­ta­gées, la coopé­ra­tion doit être la règle abso­lue. Santé, cli­mat, éco­no­mie, édu­ca­tion, culture ne doivent plus être consi­dé­rées comme des pro­prié­tés pri­vées ou des biens d’État : ils doivent être consi­dé­rés comme des com­muns mon­diaux et être ins­ti­tués poli­ti­que­ment comme tels. Une chose est désor­mais sûre : le salut ne vien­dra pas d’en haut. Seules des insur­rec­tions, des sou­lè­ve­ments et des coa­li­tions trans­na­tio­nales de citoyens peuvent l’imposer aux Etats et au capital.

Pierre Dardot et Christian Laval, auteurs de Commun. Essai sur la révo­lu­tion au XXI siècle, La Découverte, 2014 (Poche/ La Découverte, 2015), et de Dominer. Enquête sur la sou­ve­rai­ne­té de l’Etat en Occident, La Découverte, 2020 (à paraître).

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[1] L’un des plans de relance les plus ambi­tieux à ce jour est celui de l’Allemagne, qui rompt bru­ta­le­ment avec les dogmes ordo­li­bé­raux en vigueur depuis le début de la RFA.

[2] Cité dans Nelly Didelot, « Coronavirus : les fer­me­tures de fron­tière se mul­ti­plient en Europe », Libération, 14 mars 2020 https://www.liberation.fr/planete/2020/03/14/coronavirus-les-fermetures-de-frontiere-se-multiplient-en-europe_1781594

[3] Entretien avec Suerie Moon : « Avec le coro­na­vi­rus, les Etats-Unis courent au désastre »,  Le Temps, 12 mars 2020 https://www.letemps.ch/monde/suerie-moon-coronavirus-etatsunis-courent-desastre

[4] L’équipe de Neil Ferguson a modé­li­sé la pro­pa­ga­tion du virus en mon­trant que le “lais­ser faire” allait entraî­ner la mort de 510 000 et 2,2 mil­lions de per­sonnes res­pec­ti­ve­ment au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Cf.  Hervé Morin, Paul Benkimoun et Chloé Hecketsweile, « Coronavirus : des modé­li­sa­tions montrent que l’endiguement du virus pren­dra plu­sieurs mois », Le Monde, 17 mars 2020. https://www.lemonde.fr/sciences/article/2020/03/17/covid-19-les-scenarios-decisifs-de-modelisateurs-britanniques_6033393_1650684.html

[5] “To nudge” signi­fie don­ner un coup de coude, ou un coup de pouce. C’est une inci­ta­tion ou une sti­mu­la­tion qui vise à agir sans contrainte sur l’individu.

[6] Richard H. Thaler et Cass R. Sunstein, Nudge: Improving Decisions about Health, Wealth, and Happiness, Yale University Press, 2008. Cf. aus­si Tony Yates, « Why is the govern­ment relying on nudge theo­ry to fight coronavirus? »

13 mars 2020, https://www.theguardian.com/commentisfree/2020/mar/13/why-is-the-government-relying-on-nudge-theory-to-tackle-coronavirus

[7] Cf. Ellen Salvi, « Emmanuel Macron annonce une “rup­ture” en trompe‑l’œil », Mediapart, 13 mars 2020.

[8] Léon Duguit, Souveraineté et liber­té, Leçons faites de l’Université de Columbia (New-York), 1920–1021, Felix Alcan, 1922, Onzième Leçon, p. 164.