Les radins du « quoi qu’il en coûte »

Bernard Marx | regards.fr | 24 mars 2020

Finance« Le choix entre sau­ver la vie et sau­ver l’économie semble tarau­der le gou­ver­ne­ment », écrit Jean-Marie Harribey qui tient son jour­nal d’économiste atter­ré et confi­né. Entendons-nous sur les mots : ce qui taraude le gou­ver­ne­ment et, au-delà de lui, ceux qui gou­vernent l’économie, ce n’est pas sim­ple­ment de sau­ver les capa­ci­tés du pays de pro­duire et de répar­tir les biens et les ser­vices répon­dant aux besoins humains. C’est de sau­ver l’économie capi­ta­liste et finan­cia­ri­sée qui nous régente. L’économie prise dans ce sens les a tel­le­ment tarau­dés, depuis des décen­nies, qu’elle a pris le des­sus sur tout y com­pris sur les moyens sani­taires qu’ils ont cru pou­voir gérer comme une nou­velle indus­trie [1]).

 Depuis le début de l’épidémie, les gou­ver­nants ont tenu ce cap. Ils en ont sous-esti­mé la gra­vi­té. Ils n’ont pas vou­lu tenir compte des leçons de son trai­te­ment en Asie. Ils n’ont pas mesu­ré les carences de l’appareil sani­taire. Ils n’ont pas pris à temps les mesures néces­saires. Ils ont men­ti sur les moyens sani­taires de base à mettre en œuvre mini­mi­sant déli­bé­ré­ment le rôle des tests et des masques. Ils ont conti­nué de don­ner la prio­ri­té à « l’économie ».

La catas­trophe imminente…

Le 12 mars, face à l’ampleur de la catas­trophe immi­nente de l’épidémie du Covid-19, Emmanuel Macron a paru faire, enfin, le choix de sau­ver la vie. « La san­té n’a pas de prix, a‑t-il pro­cla­mé. Le gou­ver­ne­ment mobi­li­se­ra tous les moyens finan­ciers néces­saires pour por­ter assis­tance, pour prendre en charge les malades, pour sau­ver des vies. Quoi qu’il en coûte. »

« Quoi qu’il en coûte », c’est-à-dire sans comp­ter, en remi­sant la gou­ver­nance par les nombres [2] qui régit la socié­té et l’économie, sans cher­cher à sau­ver « en même temps » le capi­tal et le pro­fit, les divi­dendes, les riches et les ruisseleurs.

Alain Supiot

Alain Supiot

Le juriste Alain Supiot a bien expri­mé la signi­fi­ca­tion poli­tique de ce dis­cours. « Je ne par­le­rais pas de renie­ment, mais plu­tôt de choc de réa­li­té, a‑t-il ana­ly­sé. C’est la foi en un monde gérable comme une entre­prise qui se cogne aujourd’hui bru­ta­le­ment à la réa­li­té de risques incal­cu­lables. Ce choc de réa­li­té n’est pas le pre­mier. Déjà en 2008, la croyance en la toute-puis­sance des cal­culs de risques s’était heur­tée à la réa­li­té des opé­ra­tions finan­cières, qui reposent tou­jours en der­nière ins­tance sur la confiance accor­dée à des per­sonnes sin­gu­lières… On s’est ren­dor­mi, mais d’un som­meil de plus en plus agi­té par l’évidence du carac­tère éco­lo­gi­que­ment et socia­le­ment insou­te­nable de la glo­ba­li­sa­tion, par la migra­tion de masses humaines chas­sées de chez elles par la misère, par la colère sourde des popu­la­tions contre la mon­tée des inéga­li­tés et la dégra­da­tion de leurs condi­tions de vie et de tra­vail, colère écla­tant à l’occasion en révoltes ano­miques du type de celle des gilets jaunes. Ces ten­sions n’ont pas suf­fi à remettre en cause le pro­gramme néo­li­bé­ral de déman­tè­le­ment de l’État social. La rhé­to­rique schi­zo­phrène du type “en même temps” ne suf­fi­sant pas à les cal­mer, elles nour­rissent, par­tout dans le monde, la mon­tée d’un néo­fas­cisme, fait d’ethno-nationalisme et d’obsessions iden­ti­taires, sou­vent pimen­tée de déni éco­lo­gique. ». « Aujourd’hui, ajoute-t-il, comme en 2008, nous nous trou­vons confron­tés à des risques incal­cu­lables, qu’aucune com­pa­gnie d’assurance ne sau­rait garan­tir. Et aujourd’hui comme en 2008, comme dans toutes les crises majeures, on se tourne vers l’Etat pour les assu­mer. L’État, dont on attend qu’il use de tous les méca­nismes de soli­da­ri­té ins­ti­tués dans l’après-guerre – les ser­vices publics, la sécu­ri­té sociale, la pro­tec­tion des sala­riés – et si pos­sible qu’il en invente de nouveaux. »

Alain Supiot se réjouit de voir le pré­sident de la République prendre conscience « que la san­té gra­tuite sans condi­tion de reve­nu, de par­cours ou de pro­fes­sion, notre État-pro­vi­dence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens pré­cieux, des atouts indis­pen­sables quand le des­tin frappe ». Et qu’il affirme qu’une nation démo­cra­tique repose sur « des femmes et des hommes capables de pla­cer l’intérêt col­lec­tif au-des­sus de tout, une com­mu­nau­té humaine qui tient par des valeurs : la soli­da­ri­té, la fra­ter­ni­té ».

« Qu’ils uti­lisent des brouettes électriques ! »

Pénicaubilité [Fred Sochard]

Pénicaubilité [Fred Sochard]

Oui mais voi­là : le « en même temps » a vite repris le des­sus. Le 17 mars, cinq jours après le dis­cours pré­si­den­tiel, le ministre de l’Intérieur Christophe Castaner a adres­sé un télé­gramme à tous les pré­fets. Les mesures de res­tric­tions, écrit-il, ne sau­raient « signi­fier que l’activité éco­no­mique doit être réduite pour tous les autres sec­teurs pro­fes­sion­nels qui ne génèrent pas habi­tuel­le­ment des ras­sem­ble­ments de clien­tèle ». Il affirme qu’il est « impé­ra­tif que la vie éco­no­mique de la nation soit la moins impac­tée pos­sible par la ges­tion de la crise sani­taire ». Et il pré­cise que « les éta­blis­se­ments indus­triels, entre­pôts, mar­chés de gros sont auto­ri­sés à fonc­tion­ner dans le res­pect des consignes sani­taires en vigueur ». Bien enten­du, cette ligne est aus­si celle du MEDEF. Et la ministre du Travail l’applique avec une morgue de style Marie- Antoinette : elle tient le cap de sa dia­tribe contre « les entre­prises défai­tistes ».

Sur France Inter le 21 mars, elle a affir­mé la qua­si impos­si­bi­li­té de dis­tin­guer les acti­vi­tés vitales, « parce qu’en fait tout le monde est utile ». La preuve par « l’élagage » : « Est-ce que vous savez que l’élagage est essen­tiel ? », a‑t-elle assé­né aux audi­teurs et à l’ignorante socio­logue Dominique Meda qui met­tait en avant l’exemple de l’Italie. « On est en plein prin­temps, a‑t-elle doc­te­ment expli­qué. Ça repousse, c’est la sai­son où on fait plein d’élagages. Si on ne les fait pas, dans 15 jours, les arbres auront repous­sé et ils vont faire tom­ber des fils élec­triques. Il y a des pans entiers de la France qui n’auront pas d’électricité. » Et, dans son cabi­net minis­té­riel, on répond à ceux qui expliquent que sur les chan­tiers les charges trop lourdes doivent être por­tées à plu­sieurs : « Qu’ils uti­lisent des brouettes élec­triques ! » Surtout, pour que les choses soient bien claires, la ministre serre au maxi­mum les cor­dons du chô­mage par­tiel.

Une poli­tique de gribouille

Chantier BâtimentRésultat : des tra­vailleurs du bâti­ment, de l’industrie, des banques, de l’artisanat sont encou­ra­gés à venir sur leur lieu de tra­vail alors que leur acti­vi­té n’a rien d’essentiel dans la crise que nous vivons. Et, ils sont sou­vent mal pro­té­gés, comme le sont éga­le­ment celles et ceux qui rem­plissent des tâches essen­tielles. C’est une stra­té­gie de gri­bouille. Patrick Artus le chef éco­no­miste de Natixis, pré­tend que si l’on réduit l’activité à l’essentiel ce sera catas­tro­phique. Selon lui, « si l’économie s’arrête plus for­te­ment que pré­vu, la stra­té­gie de l’État qui consiste à dire : “Envoyez-nous vos fac­tures : salaires, EDF, loyers, prêts ban­caires, etc.”, ne fonc­tion­ne­ra plus. Si on perd la moi­tié du PIB, c’est un désastre. Il va y avoir des faillites en chaîne et les entre­prises qui sur­vi­vront seront extrê­me­ment endet­tées et mal en point. »

C’est l’inverse qui est vrai. Comme l’explique dans une tri­bune col­lec­tive des fonc­tion­naires de la san­té, des affaires sociales et de l’économie : « Chaque acti­vi­té pro­fes­sion­nelle pré­sen­tielle main­te­nue fra­gi­lise le dis­po­si­tif de dis­tan­cia­tion sociale mis en place ». « La limi­ta­tion de la casse éco­no­mique ne doit pas conti­nuer à pré­va­loir sur la limi­ta­tion de la casse sani­taire », ajoutent-ils. Ils ont d’autant plus rai­son que cette poli­tique du en même temps fera des morts que l’on aurait pu évi­ter, une épi­dé­mie qui sera plus longue… Et une éco­no­mie qui sera plus dura­ble­ment en dépres­sion. Comment alors expli­quer un si stu­pide aveu­gle­ment ? Si non par la volon­té d’utiliser cette crise sani­taire comme un levier pour conti­nuer de faire recu­ler quoiqu’il en coûte les droits sociaux. Surveiller, punir et sou­mettre est d’autant plus leur man­tra que leur poli­tique et leur sys­tème subissent le choc des réalités.

« Les acti­vi­tés non-essen­tielles doivent ces­ser », réclament les fonc­tion­naires auteurs de la tri­bune. Le Parti socia­liste dont le secré­taire natio­nal a écrit au pré­sident de la République pour récla­mer bizar­re­ment « une éco­no­mie de guerre » l’exige aus­si. Comme le réclame aus­si La France insou­mise qui a for­mu­lé onze pro­po­si­tions d’urgence dans un docu­ment très aigui­sé.

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[1] Stéphane Velut : L’hôpital, une nou­velle indus­trie ; Tracts Gallimard n°12 ; jan­vier 2020

[2] Alain Supiot : La gou­ver­nance par les nombres ; Fayard, 2015