Les Gilets Jaunes d’Eure-&-Loir
vus par “Politis”

Un jour­na­liste de l’hebdomadaire Politis a par­cou­ru des ronds-points de notre dépar­te­ment. Il a publié son repor­tage le 12 décembre. Nous vous pro­po­sons une par­tie de son témoignage.

Une petite col­line de pierres qui prend le vent, ceinte par un flot conti­nu de voi­tures. Un feu qui s’éteint sous la bruine. Huit heures, ven­dre­di matin. Le jour se lève sur trois gilets jaunes à moi­tié endor­mis, dans le fatras de cana­pés récu­pé­rés et le caba­non de palettes qu’ils ont sur­veillé toute la nuit, à l’entrée de Chartres (Eure-et-Loir). En ce jour de veillée d’armes pour les gilets jaunes de toute la France, les pre­miers rayons du soleil font renaître le bal­let inces­sant des visites. Sur le che­min du tra­vail, au détour d’une livrai­son ou à la faveur d’une heure creuse, ils sont nom­breux à venir appor­ter un tas de bois pour le feu, quelques vieux meubles ou une petite somme d’argent.

Sylvie (1), auxi­liaire de vie à domi­cile, raconte la souf­france secrète qu’elle voit au quo­ti­dien chez ces mamies qui « ont peur d’avoir faim » et mettent des pro­vi­sions de côté. Sur les routes de 8 heures à 19 h 30, elle gagne elle-même moins que le Smic, parce que ses dépla­ce­ments ne sont pas rému­né­rés mais « indem­ni­sés » 7 cen­times par kilo­mètre. « Si l’essence aug­mente, cela me coû­te­ra plus cher de tra­vailler », s’indigne cette mère céli­ba­taire, qui fait la tour­née des ronds-points en lutte de la région depuis le début du mouvement.

Sur ce point névral­gique de l’entrée de Chartres, trans­for­mé en car­re­four de la soli­da­ri­té, il s’agit moins aujourd’hui de blo­quer la cir­cu­la­tion que de se tenir chaud. Chacun venant avec son his­toire goû­ter par­fois pour la pre­mière fois au récon­fort simple de faire corps. Rompre l’isolement qui enferme cer­tains dans une misère invisible.

On est solidaires”

Nogent-le-Rotrou Gilets-Jaunes Rond-point Margon 15-12-2018 a

Au rond-point de Margon, le 15 décembre

Plus à l’ouest du dépar­te­ment, sous une cabane de for­tune dres­sée entre deux mon­tagnes de palettes, Magalie attend la fin d’une averse, épui­sée mais rayon­nante. Voilà cinq nuits qu’elle campe sous la tente où les pro­vi­sions sont entre­po­sées, au bord d’un rond-point de Nogent-le-Rotrou, mal­gré le froid, l’humidité et son hyper­ten­sion qui l’empêchent de dor­mir. « On est une famille. On a tous nos pro­blèmes, mais on est soli­daires », se réjouit cette ancienne ouvrière de l’électrotechnique, qui a col­lec­tion­né les mis­sions d’intérim après la délo­ca­li­sa­tion de son usine en 1992. Depuis le 18 novembre, elle a vu renaître sur ce rond-point une soli­da­ri­té qu’elle pen­sait dis­pa­rue. « Ils ont réus­si à divi­ser les gens, nous sommes arri­vés à une situa­tion cri­tique entre les êtres humains », sou­pire-t-elle. Elle vit aujourd’hui du RSA et doit lut­ter au quo­ti­dien contre les pièges de l’isolement. Le ver­se­ment de son allo­ca­tion a déjà trois jours de retard, alors que sa banque lui pré­lève une dizaine d’euros d’agios pour le moindre décou­vert de 10 euros. L’éloignement l’empêche aus­si de se rendre aux Restos du cœur, « car il fau­drait que je mette 3 ou 4 litres d’essence dans ma voi­ture pour y aller », soupire-t-elle. […]

D’un cam­pe­ment à l’autre, chaque groupe s’est doté de sa propre rou­tine, de ses méthodes de blo­cage et de ses règles de vie. À Chartres, deux groupes de dis­cus­sion en ligne concentrent les infor­ma­tions les plus « fiables », notam­ment « celui tenu par le mou­ve­ment motos », rap­porte Guy, jeune retrai­té en blou­son de cuir. Réunis en assem­blée, 166 gilets jaunes ont élu 4 coor­di­na­teurs – un arti­san, un com­mer­çant, une infir­mière et un ancien sans-abri – char­gés de dis­cu­ter avec les auto­ri­tés et de cen­tra­li­ser les infor­ma­tions. Ils sont épau­lés par deux secré­taires. Un début de struc­tu­ra­tion bien­ve­nu pour Guy, qui ver­rait d’un bon œil que ces délé­gués locaux dési­gnent des délé­gués régio­naux, qui éli­raient à leur tour « un cocon » de délé­gués nationaux.

À 50 kilo­mètres de là, dans la petite com­mune de Châteaudun, fer­me­ment mobi­li­sée, quatre « gilets orange » orga­nisent le mou­ve­ment, décident des actions et dis­cutent avec la presse et les auto­ri­tés. Ils ont été élus sans grand débat et font un point chaque matin et chaque soir sur l’actualité du mouvement. […]

Chartres 14 décembre : Gilets Jaunes devant le monu­ment Pasteur

La teinte idéo­lo­gique des dis­cours varie aus­si d’un point à l’autre. Nogent-le-Rotrou, bas­sin indus­triel sinis­tré, a son lot de vieux mili­tants syn­di­caux, et les gilets jaunes sont plus métis­sés qu’ailleurs. « C’est fabu­leux », s’esclaffe Patrick, aux anges. Cet ancien ajus­teur méca­ni­cien à l’usine Renault de Boulogne-Billancourt, mili­tant CGT et NPA, vient de croi­ser un vieux cama­rade d’usine per­du de vue depuis des décennies_. « Il y a une fusion… Ou plu­tôt, se reprend-il, il y a des gens de toutes les couches de la socié­té ensemble dans un même mou­ve­ment. On croise des gens qui n’ont jamais fait de manif et d’autres, comme moi, qui peuvent essayer d’apporter un peu d’expérience, sans cacher ni affi­cher leur appar­te­nance syn­di­cale. »_

Les idées de l’ex­trême-droite sont présentes

Les argu­ments de l’extrême droite appa­raissent sou­vent dans les dis­cus­sions. « Il faut dire que nous voyons sur­tout des Blancs sur les ronds-points », se jus­ti­fie Guy. Mais ils coha­bitent avec des dis­cours clai­re­ment anti­ra­cistes et leur expres­sion reste timide, comme pour ne pas fra­gi­li­ser l’unité pré­caire du mou­ve­ment. « L’extrême droite exerce une influence sur le mou­ve­ment, mais les mili­tants RN sont inca­pables de le récu­pé­rer, se ras­sure Patrick. Les gilets jaunes ne sont pas d’extrême droite, ils sont le peuple, la classe ouvrière. La moins orga­ni­sée et la plus dans la merde. »

Cette diver­si­té est aus­si frap­pante dans l’inextricable galaxie numé­rique des gilets jaunes. Les réseaux sociaux forment une caisse de réso­nance par­ti­cu­liè­re­ment bor­dé­lique où des dizaines de groupes bouillon­nants se super­posent et se démul­ti­plient. Les nom­breuses ini­tia­tives pour ten­ter de cen­tra­li­ser l’information ne font que ren­for­cer la confusion. […]

Vus des ronds-points occu­pés, ces forums fié­vreux semblent par­fois bien loin, même si l’on y retrouve un même amal­game par­fois cocasse. En milieu de jour­née, ven­dre­di, deux sil­houettes trem­pées dis­cutent en fil­trant les voi­tures sur le rond-point de Châteaudun. Le plus bavard des deux est un nos­tal­gique de de Gaulle, qui conspue les « gau­chistes », le mul­ti­cul­tu­ra­lisme, Nuit debout, les « bour­geois et l’ultragauche » qui mani­fes­taient en 1968. Son aco­lyte conserve un silence désap­pro­ba­teur puis chu­chote qu’il est « de gauche, car fils d’ouvrier ».

Une palette finit de brû­ler dans un bra­se­ro vis­sé sur l’herbe, pen­dant qu’une sono crache des vieux tubes dis­co. Les deux aco­lytes concluent en s’émerveillant de leurs propres désac­cords. Comme si cette hété­ro­gé­néi­té ren­dait leur œuvre com­mune plus percutante. […]

Erwan Manac’h

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(1) Le pré­nom a été modifié.

Retrouvez l’intégralité du repor­tage sur politis.fr