Riche débat
après la projection de “Makala”
Le 23ème Lundi des Sans-Papiers aux Enfants du Paradis à Chartres a été exceptionnel à plus d’un titre. D’abord, par la présentation dans le hall devant la salle 8 d’une exposition de photographies de Christophe Pénicaud prises lors de ses missions en Afrique subsaharienne (voir ici). Ensuite par la présence de Emmanuel Gras, réalisateur du documentaire de la soirée, « Makala »(1). Enfin, par la présence… de Gilets Jaunes !
Congo : sous-sol riche, population pauvre
Au début de l’échange après la projection, Christophe Pénicaud a rapidement brossé le contexte dans lequel évolue Kabwita, le personnage central du documentaire : le Katanga, région enclavée de la République Démocratique du Congo, très riche en minerais, notamment de cuivre (RDC : 5ème producteur mondial). La longue histoire coloniale et la décolonisation ont donné lieu à beaucoup de violences et, encore au début du XXIème dans cette région, des conflits interethniques sont alimentés par toutes sortes d’industriels mafieux et de trafiquants d’armes, devenant ainsi un symptôme de la mondialisation des échanges. Sous le règne de Mobutu, la guerre du Vietnam (1961–1975) et la course aux armements de la guerre froide ont entraîné une hausse des cours du cuivre et une flambée des recettes d’exportation, la plupart détournées par une corruption généralisée. La fin de cette période a provoqué une crise économique et monétaire majeure. Des «politiques d’ajustements structurels» ont alors été mises en place sous l’égide des institutions de Bretton Woods entraînant des milliers de licenciements dans les mines mais aussi l’adoption de politiques de tarification des services de santé et d’éducation.
L’exploitation des ressources minières stratégiques – notamment le coltan indispensable aux ordinateurs et téléphones mobiles et aussi le cobalt pour les superalliages – a ensuite été laissée dans des conditions très avantageuses à toutes sortes de compagnies étrangères, notamment chinoises dans le cadre de trocs (l’exploitation de mines contre des routes pour l’exportation des minerais). Dans le même temps, les infrastructures et services utiles aux autochtones sont tombées en totale déshérence, faute de volonté politique et de bonne gouvernance. C’est dans ce contexte de grande précarité d’une large part de la population que les charbonniers tentent de vivre en produisant et allant vendre en ville du charbon de bois. Cette pratique est d’ailleurs officiellement interdite mais tolérée et taxée, comme on voit dans le film à l’entrée de Kolwezi, par des sortes de fonctionnaires que le gouvernement ne rémunère pas mais qui se paient sur la population.
Ingérence(s)
À une question suggérant l’ingérence des pays occidentaux pour contraindre les régimes corrompus africains à respecter leurs peuples, Emmanuel Gras répond que les multinationales qui exploitent les richesses du pays n’ont aucun intérêt à ce que le niveau de vie des habitants augmente, que l’ingérence des ONG est parfois problématique, ainsi de celle qu’on voit dans le film qui introduit un prosélytisme évangéliste peu émancipateur. Christophe Pénicaud ajoute que les ingérences des pays voisins, notamment du Rwanda et de l’Ouganda, avides de s’emparer des ressources de la RDC (diamant, coltan etc.) ont plongé le pays dans des guerres sans fin, provoquant un gigantesque chaos, surtout dans les régions orientales, entrainant des millions de morts et de personnes déplacées, avec des exactions de toutes sortes, dont la pratique de violences sexuelles à très grande échelle.
Déforestation
Une question porte sur les feux de brousse fréquents. Emmanuel Gras explique qu’il y a plusieurs causes : la culture sur brûlis, la « chasse » aux criquets, des jeux d’enfants et mille autres raisons. Christophe Pénicaud précise que la fabrique du charbon de bois est liée à la carence de l’État à fournir du courant électrique et que, d’une façon générale, la déforestation utilitaire pratiquée par les Africains subsahariens est sans commune mesure avec les grandes déforestations pratiquées par les entreprises au Congo, en Amérique du sud et ailleurs en vue d’élevages industriels, pour l’exploitation des bois précieux, etc.
Le travail du documentariste
Emmanuel Gras, en réponse à des questions, a précisé ses motivations dans la réalisation de ce film : « faire exister » ces charbonniers qui effectuent un travail titanesque pour un maigre revenu mais dont c’est la seule possibilité pour (sur)vivre.
Sur l’éventuelle modification du comportement de celui qui sait être filmé, il estime que certes, « ça change la donne », mais que le problème est de savoir si cela reste naturel, car nos comportements s’adaptent habituellement à chaque situation que nous vivons. Il pense que Kabwita s’incarne mieux encore dans sa situation par le fait d’être filmé.
Les Gilets Jaunes dans le viseur
Cette question de la présence de la caméra a été posée aux Gilets Jaunes, invités par le réalisateur qui tourne actuellement un film sur leur lutte. Ils répondent « Ça change en rien notre attitude et notre manière de revendiquer et de mener nos actions ». Les Gilets Jaunes voient dans le fait qu’Emmanuel Gras réalise un documentaire sur eux un intérêt pour le mouvement pour que la population comprenne sa complexité. Ils ont accepté sa présence en constatant que c’était pour un documentaire et non un travail de journaliste. Le regard sera différent de celui porté par les médias classiques, estiment-ils. Un spectateur s’adresse aux Gilets Jaunes : « Quand vous voyez un film comme ça [Makala], vous ne vous dites pas qu’il fait bon vivre en France ? » À quoi un Gilet Jaune répond : « On sait tous qu’il y a une grande misère en Afrique, mais il y en a aussi en France… il y a 900 personnes qui meurent tous les ans à la rue. La misère n’a pas de frontière. » Emmanuel Gras, quant à lui, dit comprendre la question mais fait remarquer que la misère n’est jamais quelque chose d’absolu… « À Kolwezi, j’ai presque moins senti la misère car 90% de la population vit presque dans les conditions de Kabwita… tout le monde partage la même situation et, d’une certaine manière, ça rend la chose plus vivable ». Il précise que, lors du tournage d’un film sur les sans-abris à Marseille, le sentiment d’exclusion de ces personnes, d’être détruites de l’intérieur, était terrible car ils pouvaient constater la richesse autour d’eux.
__________
- Makala signifie charbon dans la langue locale.