Jour d’avant, jour d’après

La crise sani­taire majeure ren­voie d’abord au mode de déve­lop­pe­ment induit par le capi­ta­lisme pro­duc­ti­viste. Comme l’a noté Sonia Shah, dans un article récent du Monde diplomatique[1], « avec la défo­res­ta­tion, l’urbanisation et l’industrialisation effré­nées, nous avons offert à ces microbes des moyens d’arriver jusqu’au corps humain et de s’adapter ».  La des­truc­tion des habi­tats des ani­maux ont détruit les bar­rières bio­lo­giques pro­tec­trices des êtres humains et a entrai­né « une pro­ba­bi­li­té accrue de contacts proches et répé­tés avec l’homme, les­quels per­mettent aux microbes de pas­ser dans notre corps, où, de bénins, ils deviennent des agents patho­gènes meur­triers ». Un pro­ces­sus de longue date donc, ampli­fié par la mon­dia­li­sa­tion ce qui explique la cir­cu­la­tion rapide du virus.

Les effets néfastes de cette mon­dia­li­sa­tion sous régime néo­li­bé­ral sont mani­festes. Non seule­ment les flux inces­sants de mar­chan­dises à tra­vers la pla­nète sont une des causes majeures du réchauf­fe­ment cli­ma­tique, mais les délo­ca­li­sa­tions opé­rées par les mul­ti­na­tio­nales dans les pays à bas salaires et aux droits sociaux réduits, com­bi­nées à la logique du « zéro stock » et des flux ten­dus ont entrai­né une dépen­dance vis-à-vis de quelques pays deve­nus les « ate­liers du monde », en par­ti­cu­lier la Chine. Ainsi, la pénu­rie de médi­ca­ments appa­rue bien avant la crise du coro­na­vi­rus s’explique en par­tie par la concen­tra­tion de la fabri­ca­tion de l’essentiel des molé­cules en Inde et en Chine.

Le néo­li­bé­ra­lisme tue

Les sys­tèmes de san­té ont été fra­gi­li­sés par des décen­nies de poli­tiques d’austérité bud­gé­taire appuyées sur une concep­tion qui visait à trai­ter l’hôpital comme une entre­prise. Les odes méri­tées aux soignant.es n’effacent pas ces poli­tiques. Dans le cas pré­sent, elles n’entraînent pas seule­ment des dys­fonc­tion­ne­ments majeurs mais elles ont des consé­quences mor­ti­fères au sens pre­mier de ce mot. En Italie, et cela est aus­si envi­sa­gé en France, les malades atteint du coro­na­vi­rus sont dans cer­tains endroits triés en fonc­tion de leur espé­rance de vie sup­po­sée faute de maté­riel, de lits et de soi­gnants en nombre suf­fi­sant. On le savait, c’est confir­mé, le néo­li­bé­ra­lisme tue.

Affaiblissement de l’OMS

Logo OMSFace à une crise sani­taire glo­bale, la réponse s’est faite en ordre dis­per­sé et a mis en évi­dence l’affaiblissement notable de l’Organisation mon­diale de la san­té (OMS) dont les recom­man­da­tions n’ont sou­vent pas été sui­vies, notam­ment en matière de dépis­tage sys­té­ma­tique. La fer­me­ture des fron­tières, alors même que le virus cir­cu­lait déjà très lar­ge­ment, est non seule­ment absurde, mais vise à faire croire que le dan­ger vien­drait de l’extérieur. Le comble a été atteint par Donald Trump par­lant de « virus chi­nois ». Les ins­ti­tu­tions de l’Union euro­péenne ont mon­tré leur inca­pa­ci­té à orga­ni­ser une réponse coor­don­née des États membres qui, cha­cun de leur côté, ont mené des stra­té­gies sen­si­ble­ment dif­fé­rentes. L’Italie, pays le plus tou­ché, a été lais­sé seul face à la crise. Celle-ci va avoir des consé­quences dra­ma­tiques sur les migrants entas­sés dans des condi­tions inhu­maines dans des camps de rétention.

La réces­sion sera sévère

La crise du coro­na­vi­rus inter­vient dans une situa­tion éco­no­mique déjà bien dégra­dée notam­ment en Europe où la stag­na­tion mena­çait bien avant le début de la crise sani­taire. L’Union euro­péenne ne s’est jamais réel­le­ment remise de la crise de 2008 et des plans d’austérité qui ont sui­vi. De plus, la fai­blesse des taux d’intérêt a eu l’effet per­vers de favo­ri­ser un sur­en­det­te­ment du sec­teur pri­vé et on a vu se mul­ti­plier les rachats d’actions, les fusions-acqui­si­tions et autres opé­ra­tions spé­cu­la­tives. La crise sani­taire s’attaque donc à un corps éco­no­mique déjà malade et est en train de pro­vo­quer un double choc. Un choc d’offre dû aux arrêts de la pro­duc­tion dans une situa­tion où l’éclatement des chaines de pro­duc­tion entre de nom­breux pays est un élé­ment de fra­gi­li­sa­tion extrême car il suf­fit qu’une seule pièce manque pour blo­quer le pro­ces­sus de fabri­ca­tion d’un pro­duit. Un choc de demande dû à la fois au confi­ne­ment des per­sonnes, à une consom­ma­tion qui tend à se réduire à l’essentiel, à un pou­voir d’achat des salarié.es qui risque de bais­ser avec le déve­lop­pe­ment du chô­mage par­tiel, sans même évo­quer la pro­bable hausse de l’épargne de pré­cau­tion pour se pré­mu­nir face à un ave­nir incer­tain. La réces­sion s’annonce donc et elle sera sévère.

Aucun inves­tis­se­ment d’urgence pour la santé

Châteaudun 22-11-2008 Hôpital Manifestation

Manifestation de défense de l’hô­pi­tal de Châteaudun en 2008

Le gou­ver­ne­ment a pris des mesures d’urgence pour limi­ter les dégâts : reports du paie­ment des coti­sa­tions sociales et d’impôt, prise en charge du chô­mage par­tiel et garan­tie des prêts ban­caires aux PME et il envi­sage des natio­na­li­sa­tions pour évi­ter la dis­pa­ri­tion d’entreprises majeures. Mais le Premier ministre a exclu d’interdire les licen­cie­ments et aucun inves­tis­se­ment mas­sif d’urgence ne semble pro­gram­mé pour le sys­tème de san­té. De plus, s’il est néces­saire de sou­te­nir finan­ciè­re­ment les PME dont la situa­tion est très fra­gile, prendre les mêmes mesures pour des grandes entre­prises qui regorgent de cash-flow est pour le moins contes­table. Enfin, com­ment jus­ti­fier le fait que des sec­teurs éco­no­miques non essen­tiels conti­nuent de fonc­tion­ner au risque d’aggraver la conta­mi­na­tion par le virus alors que dans le même temps est mis en place une poli­tique de confi­ne­ment ? Le choix du gou­ver­ne­ment de main­te­nir coûte que coûte l’activité éco­no­mique alors même que, dans de nom­breux sec­teurs, cela met en dan­ger la san­té des salarié.es est non seule­ment contra­dic­toire avec les exhor­ta­tions au confi­ne­ment mais est le signe que les impé­ra­tifs sani­taires ne sont pas la prio­ri­té abso­lue du gouvernement.

Opérations spé­cu­la­tives à hauts risques

made-in-chinaL’effondrement des Bourses illustre une fois de plus le com­por­te­ment mimé­tique des acteurs de la finance, mais un krach bour­sier n’est dan­ge­reux que s’il est le déto­na­teur d’une crise finan­cière. Les mesures prises par la BCE visent à l’empêcher. Elle ampli­fie sa poli­tique de rachat de titres (Quantitative easing), prio­ri­sant les titres pri­vés et non les obli­ga­tions d’État, et conti­nue de déver­ser des liqui­di­tés dans le sys­tème ban­caire (pro­gramme TLTRO III). Ces mesures seront-elles effi­caces ? Les banques de l’Union euro­péenne regorgent aujourd’hui de créances dou­teuses dont une part plus ou moins impor­tante n’a pas été pro­vi­sion­née. Ce sont des prêts qui soit ont un retard de paie­ment consé­quent, soit ne seront pro­ba­ble­ment jamais rem­bour­sés. De plus, les banques sont toutes enga­gées dans des opé­ra­tions spé­cu­la­tives à haut risque à tra­vers la finance de l’ombre, le sha­dow ban­king, dans une opa­ci­té qua­si-totale. Des faillites ban­caires se sont pro­duites ces der­nières années et les périodes de réces­sion y sont pro­pices. La mise à dis­po­si­tion qua­si illi­mi­tée de liqui­di­tés par la BCE vise à essayer de répondre à cette situa­tion, mais un acci­dent non maî­tri­sé ne peut être exclu. Mais sur­tout, c’est le risque d’éclatement de la zone euro qui peut refaire sur­face si les dif­fé­ren­tiels de taux d’intérêt auquel les États empruntent sur les mar­chés finan­ciers explosent. De ce point de vue, la décla­ra­tion autant incom­pré­hen­sible qu’absurde de Christine Lagarde, expli­quant que la BCE n’a­vait pas pour « mis­sion de réduire les spreads », soit notam­ment l’é­cart entre le taux ita­lien et le taux alle­mand de réfé­rence, est un signe inquié­tant. Certes elle a ensuite rec­ti­fié son pro­pos, mais cela montre que la doc­trine de la BCE vis-à-vis des États reste mar­quée par une ortho­doxie destructrice.

Les États pour sau­ver la finance

Quoi qu’il en soit, les mesures prises tant par les gou­ver­ne­ments que par la BCE redonnent sens à un appa­rent oxy­more « le key­né­sia­nisme néo­li­bé­ral » qui s’était déjà illus­tré lors de la crise de 2008. Comme l’avait alors affir­mé le « prix Nobel » d’économie Robert Lucas, fon­da­teur de l’auto-proclamée « Nouvelle éco­no­mie clas­sique » et fervent par­ti­san du néo­li­bé­ra­lisme, « dans les tran­chées nous sommes tous key­né­siens ». Car contrai­re­ment au libé­ra­lisme éco­no­mique, le néo­li­bé­ra­lisme n’exclut abso­lu­ment pas une inter­ven­tion de l’État si celle-ci s’avère néces­saire tant pour per­mettre aux mar­chés de fonc­tion­ner que pour les sau­ver en temps de crise. Et effec­ti­ve­ment nous avions connu à l’époque un « moment key­né­sien » accom­pa­gné de grandes décla­ra­tions sur la néces­si­té de refon­der le capi­ta­lisme et de reprendre le contrôle de la finance. On sait ce qu’il en est adve­nu ensuite. Au nom de la réduc­tion des défi­cits publics, des plans d’austérité mas­sifs ont plon­gé l’Union euro­péenne dans la réces­sion, les conglo­mé­rats ban­caires se sont encore ren­for­cés, la finance a pu conti­nuer à pros­pé­rer sans réelle limite et la des­truc­tion des droits sociaux et des ser­vices publics a continué.

Les trai­tés euro­péens obsolètes

Aujourd’hui, pré­sident de la République et ministres entonnent la même ren­gaine et nous pro­mettent que le jour d’après ne res­sem­ble­ra pas au jour d’avant. Mais les mesures prises par les gou­ver­ne­ments vont entraî­ner une aug­men­ta­tion impor­tante des défi­cits publics et de la dette publique. Les trai­tés euro­péens impo­sant de fait un équi­libre bud­gé­taire et une limi­ta­tion de la dette à 60 % du PIB n’ont pas été décla­rés caduc, la Commission euro­péenne accep­tant sim­ple­ment de faire preuve de sou­plesse au vu des cir­cons­tances comme cela a été le cas en 2008. La pre­mière « rup­ture », pour reprendre un mot employé par le pré­sident de la République, serait donc de dire clai­re­ment que ces trai­tés sont obso­lètes. Mais une telle rup­ture ne peut être que le préa­lable à une bifur­ca­tion de la dyna­mique de nos socié­tés pour per­mettre une trans­for­ma­tion éco­lo­gique et sociale, ce qui implique la néces­si­té de repen­ser nos mode de pro­duc­tion et de consom­ma­tion et donc une remise en cause de la domi­na­tion du capital.

Une indis­pen­sable contes­ta­tion radi­cale de l’ordre existant

Risquons une hypo­thèse basée sur un constat his­to­rique. Le seul moment dans l’histoire du capi­ta­lisme où les classes domi­nantes ont accep­té de voir en par­tie remise en cause leur domi­na­tion cor­res­pond à la période où l’existence même du capi­ta­lisme était contes­tée. Il importe peu de savoir si les forces qui por­taient cette contes­ta­tion – essen­tiel­le­ment les par­tis com­mu­nistes et l’Union sovié­tique – étaient réel­le­ment révo­lu­tion­naires, ou si le modèle pro­po­sé était vrai­ment por­teur d’émancipation — on sait que ce n’est pas le cas. Il n’empêche qu’elles appa­rais­saient comme une alter­na­tive au capi­ta­lisme. C’est la puis­sance de ces mou­ve­ments de contes­ta­tion radi­cale de l’ordre exis­tant, et de l’imaginaire social qui l’a accom­pa­gnée, qui a obli­gé les classes diri­geantes à accep­ter, bon gré mal gré, la mise en place de l’État social. Le para­doxe est donc le sui­vant : les classes domi­nantes n’ont accep­té de chan­ger de modèle que parce qu’il a exis­té des forces de contes­ta­tion du sys­tème assez cré­dibles pour pou­voir l’emporter. Une leçon pour l’avenir ?

Pierre Khalfa, membre d’ATTAC et d’Ensemble!

L’article est à retrou­ver ici.

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  1. Sonia Shah, https://www.monde-diplomatique.fr/2020/03/SHAH/61547