Nous ne sommes pas en guerre,
nous sommes en pandémie

 “Nous sommes en guerre”. A six reprises, lors de son allo­cu­tion, Emmanuel Macron a uti­li­sé la même expres­sion, en essayant de prendre un ton mar­tial. L’anaphore vou­lait mar­quer les esprits et pro­vo­quer un effet de sidé­ra­tion. Avec deux objec­tifs sous-jacents. L’un sani­taire : s’assurer que les mesures de confi­ne­ment – mot non pro­non­cé par le pré­sident de la République – soient désor­mais appli­quées. L’autre poli­tique : ten­ter d’instaurer une forme d’union natio­nale der­rière le chef de l’Etat. Le tout éga­le­ment pour faire oublier les mesures contra­dic­toires et les hési­ta­tions cou­pables de ces der­niers jours.

Pourtant les mots ont un sens. Et c’est non, mille fois non : nous ne sommes pas en guerre. Nous sommes en pan­dé­mie. C’est suf­fi­sant, et tota­le­ment dif­fé­rent. Aucun État, aucun groupe armé n’a décla­ré la guerre à la France, ou à l’Union euro­péenne. Pas plus que la France n’a décla­ré la guerre (article 35 de la Constitution) à un autre État. Le Covid-19 ne se pro­page pas en rai­son du feu de ses blin­dés, de la puis­sance de son avia­tion ou de l’habilité de ses géné­raux, mais en rai­son des mesures inap­pro­priées, insuf­fi­santes ou trop tar­dives prises par les pou­voirs publics.

La pan­dé­mie à laquelle nous sommes confron­tés exigent des mesures plu­tôt oppo­sées à un temps de guerre

Non, le virus Covid-19 n’est pas un « enne­mi, invi­sible, insai­sis­sable, et qui pro­gresse » comme l’a affir­mé Emmanuel Macron ce lun­di 16 mars. C’est un virus. Un virus qui se pro­page au sein d’une popu­la­tion non immu­ni­sée, por­té par nombre d’entre nous et dis­sé­mi­né en fonc­tion de l’intensité de nos rela­tions sociales. Il est très conta­gieux, se pro­page vite et peut avoir des consé­quences ter­ribles si rien n’est fait. Mais c’est un virus. Pas une armée. On ne déclare pas la guerre à un virus : on apprend à le connaître, on tente de maî­tri­ser sa vitesse de pro­pa­ga­tion, on éta­blit sa séro­lo­gie, on essaie de trou­ver un ou des anti-viraux, voire un vac­cin. Et, dans l’intervalle, on pro­tège et on soigne celles et ceux qui vont être malades. En un mot, on apprend à vivre avec un virus.

Oui, les mots ont un sens. Nous ne sommes pas en guerre car la pan­dé­mie à laquelle nous sommes confron­tés exige des mesures plu­tôt oppo­sées à celles prises en temps de guerre : ralen­tir l’activité éco­no­mique plu­tôt que l’accélérer, mettre au repos for­cé une part signi­fi­ca­tive des tra­vailleuses et tra­vailleurs plu­tôt que les mobi­li­ser pour ali­men­ter un effort de guerre, réduire consi­dé­ra­ble­ment les inter­ac­tions sociales plu­tôt qu’envoyer toutes les forces vives sur la ligne de front. Quitte à pro­vo­quer, disons-le ain­si : res­ter confi­né chez soi, sur son cana­pé ou dans sa cui­sine, n’a stric­te­ment rien à voir avec une période de guerre où il faut se pro­té­ger des bombes ou des sni­pers et ten­ter de survivre.

Il n’est pas ques­tion de sacri­fier le per­son­nel médi­cal, au contraire, il faut savoir les protéger

Respirateur [WikimediaCommons, Blogotron]Cette réfé­rence à la « guerre » convoque par ailleurs un ima­gi­naire viril peu­plé d’héroïsme mas­cu­lin – bien que lar­ge­ment démen­ti par les faits – et du sacri­fice qui n’a pas lieu d’être. Face au coro­na­vi­rus – et à n’importe quelle pan­dé­mie – ce sont les femmes qui sont en pre­mière ligne : 88 % des infir­mières, 90 % des cais­sières, 82 % des ensei­gnantes de pri­maire, 90 % du per­son­nel dans les EHPAD sont des femmes. Sans même par­ler du per­son­nel de crèche et de gar­de­rie mobi­li­sés pour gar­der les enfants de toutes ces femmes mobi­li­sées en pre­mière ligne. Le per­son­nel médi­cal le dit clai­re­ment : nous avons besoin de sou­tien, de maté­riel médi­cal et d’être recon­nus comme des pro­fes­sion­nels, pas comme des héros. Il n’est pas ques­tion de les sacri­fier. Au contraire, il faut savoir les pro­té­ger, en prendre soin pour que leurs com­pé­tences et leurs capa­ci­tés puissent être mobi­li­sés sur le long terme.

Instituer la soli­da­ri­té et le soin comme prin­cipes car­di­naux, pas les valeurs mar­tiales et belliqueuses

Réfugié LectureLutter contre la pan­dé­mie du coro­na­vi­rus n’est pas une guerre car il n’est pas ques­tion de sacri­fier les plus vul­né­rables au nom de la rai­son d’État. Comme celles qui sont en pre­mière ligne, il nous faut au contraire les pro­té­ger, prendre soin d’eux et d’elles, y com­pris en se reti­rant phy­si­que­ment pour ne pas les conta­mi­ner. SDF, migrant.e.s, les plus pauvres et plus pré­caires sont des nôtres : nous leur devons pleine et entière assis­tance pour les mettre à l’abri, autant que faire se peut : la réqui­si­tion de loge­ments vides n’est plus une option. Lutter contre le coro­na­vi­rus c’est ins­ti­tuer la soli­da­ri­té et le soin comme les prin­cipes car­di­naux de nos vies. La soli­da­ri­té et le soin. Pas les valeurs mar­tiales et belliqueuses.

Ce prin­cipe de soli­da­ri­té ne devrait d’ailleurs pas avoir de fron­tière, car le virus n’en a pas : il cir­cule en France parce que nous cir­cu­lons (trop) dans le pays. Aux mesures natio­nales, voire natio­na­listes, bran­dies ici et là, nous devrions col­lec­ti­ve­ment étendre ce prin­cipe de soli­da­ri­té à l’international et nous assu­rer que tous les pays, toutes les popu­la­tions puissent faire face à cette pan­dé­mie. Oui, la mobi­li­sa­tion doit être géné­rale : parce qu’une crise sani­taire mon­diale l’exige, cette mobi­li­sa­tion doit être géné­ra­li­sée à la pla­nète entière. Pour que pan­dé­mie ne rime pas avec inéga­li­tés et car­nages chez les pauvres. Ou sim­ple­ment chez les voisins.

Point besoin d’économie de guerre, juste d’arrêter de navi­guer à vue

Alors, oui, sans doute faut-il prendre des mesures d’exception pour réor­ga­ni­ser notre sys­tème éco­no­mique autour de quelques fonc­tions vitales, à com­men­cer par se se nour­rir et pro­duire le maté­riel médi­cal néces­saire. Deux mois après les pre­mières conta­mi­na­tions, il est d’ailleurs incroyable qu’il y ait encore des pénu­ries de masques pour pro­té­ger celles qui sont en pre­mière ligne : réorien­ter, par la réqui­si­tion si néces­saire, des moyens de pro­duc­tion en ce sens aurait déjà dû être fait. Histoire de ne pas avoir à refu­ser d’exporter des masques comme l’UE le fait désor­mais, y com­pris avec la Serbie qui a pour­tant enta­mé son pro­ces­sus d’adhésion : où est donc la soli­da­ri­té européenne ?

Point besoin d’économie de guerre pour cela. Juste besoin d’arrêter de navi­guer à vue et d’enfin prendre les mesures cohé­rentes entre elles, fon­dées sur ce prin­cipe de soli­da­ri­té, qui per­met­tront que chaque popu­la­tion, riche ou pauvre, puisse faire face à la pan­dé­mie. La par­ti­ci­pa­tion consciente et volon­taire de l’ensemble de la popu­la­tion aux mesures de confi­ne­ment néces­saires n’en sera que faci­li­tée. Et la dyna­mique de l’épidémie d’autant plus faci­le­ment bri­sée. Le monde de demain se joue dans les mesures d’exception d’aujourd’hui.

Maxime Combes, éco­no­miste et membre d’Attac.

(18 mars 2020)

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