Benoît Borrits : “Pas de santé publique sans économie démocratique”
Nous poursuivons la publication de contributions à la réflexion pour la construction d’une société débarrassée du capitalisme prédateur. Aujourd’hui, nous relayons un article de Benoît Borrits qu’Ensemble! 28 avait invité en 2016 au Bar le Parisien, à Chartres, pour son livre “Coopératives contre capitalisme”.
« Ce que révèle d’ores et déjà cette pandémie, c’est que la santé gratuite sans condition de revenu, de parcours ou de profession, notre État-providence ne sont pas des coûts ou des charges mais des biens précieux, des atouts indispensables quand le destin frappe. Ce que révèle cette pandémie, c’est qu’il est des biens et des services qui doivent être placés en dehors des lois du marché. […] Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture en ce sens. Je les assumerai » (Emmanuel Macron, extrait du discours du 12 mars 2020).
De quelle rupture parle Emmanuel Macron ?
De telles déclarations peuvent résonner comme un mea culpa de la part du chef de l’État. S’il doit y avoir des « décisions de rupture », cela signifie qu’il s’agit de rompre avec des décisions politiques antérieures aujourd’hui jugées inadéquates. Le gouvernement n’a pas attendu la fin de l’épidémie pour y réfléchir et a interrogé la Banque des territoires – une filiale de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) – sur cette question. Elle a rendu sa copie le 26 mars sous la forme d’une lettre de cinq pages intitulée « Premières propositions post covid-19 dans le domaine de la santé ».
Si ce document ne constitue pas la feuille de route du gouvernement pour les années à venir, il n’en dégage pas moins son orientation fondamentale : l’inclusion de la finance privée dans la santé publique. Il recommande l’utilisation de Partenariats publics privés (PPP) pour la construction, la modernisation et l’exploitation des hôpitaux alors que la nocivité de ces PPP n’est plus à démontrer en terme de surcoût, la création d’un fonds de dettes pour les Espic (établissements privés de santé à but non lucratif) et d’un fonds de partage qui mêleraient investisseurs privés et publics, sans parler de la proposition pour le moins surprenante, mais sans doute salvatrice pour certains groupes privés, de convertir des bateaux de croisière en bâtiments hospitaliers en cas de crise sanitaire. Cette note fait preuve d’une orientation obstinée : les solutions pour repenser la santé publique passent par la mobilisation des capitaux privés.
Face à l’interpellation forte des personnels soignants sur les moyens alloués à la santé publique, cette note y répond avec un biais : c’est possible, bien sûr, à la condition de faire entrer la logique lucrative dans ce secteur non marchand. Les personnels soignants ont posé une question économique simple : quel budget pour quelle santé ? Une telle question mériterait un débat collectif sur les montants que nous sommes prêts à allouer à cette fonction et ses modalités d’utilisation. Emmanuel Macron aurait pu évoquer le lancement d’un tel débat. Il ne le fait pas et commande une feuille de route technocratique à un établissement financier qui, bien que public, préconise l’ouverture aux capitaux privés. Un tel débat est tout simplement inconcevable pour ce gouvernement car il porte en lui une délibération démocratique entre les personnels de la santé et l’ensemble de la population, rencontre qu’il veut à tout prix éviter.
Sauver le capitalisme ou changer l’économie ?
Alors que cette feuille de route prépare l’après-crise concernant le secteur de la santé en faisant la part belle au privé, il convient dans le même temps d’analyser cette opération de « sauvetage de l’économie » qui est en cours.
Emmanuel Macron a annoncé la suspension des cotisations sociales pour 21 milliards d’euros. Soyons clair, les cotisations sociales sont des salaires et les actionnaires ont des obligations de paiement de ceux-ci. Il n’y a donc aucune raison pour que l’argent public se substitue aux obligations des actionnaires. La justification donnée serait qu’il faut sauver les entreprises. Mais de quelle entreprise parle-t-on ? Du collectif de travail qui produit une valeur ajoutée par la réalisation de biens et de services ou de la société de capitaux qui est la forme juridique de regroupement des actionnaires en vue de la captation d’une partie de la production des salarié.es ? Sous le vocable ambivalent de l’entreprise, le gouvernement se substitue aux obligations des actionnaires pour sauvegarder leur patrimoine alors qu’une mesure progressiste, logique et évidente voudrait qu’en cas de défaut des actionnaires, l’entreprise soit protégée en tant que collectif de travail grâce à sa reprise en main immédiate par les salarié.es.
De même, on peut admettre que l’État se substitue aux actionnaires dans le paiement du chômage partiel (8 milliards d’euros) afin d’éviter des licenciements secs, mais cela ne peut pas se faire sans remise en cause de leur pouvoir. Sous couvert de l’évidence de la sauvegarde de l’économie, nous assistons à un gigantesque hold-up de l’argent public pour sauver le capitalisme, ce même capitalisme qui a mis sous contrainte le budget de la santé, ce même capitalisme qui détruit jour après jour notre environnement au point de mettre en danger notre humanité.
Cette crise économique devrait donc logiquement ouvrir la perspective d’une économie sans actionnaire. En devenant maîtres de l’entreprise, les salarié.es s’approprient la totalité de la valeur ajoutée de celle-ci, dirigeant celle-ci non plus en tant que propriétaires, mais en qualité de producteurs de cette valeur ajoutée. En devenant maîtres de leur entreprise, les salarié.es abandonnent le statut de subordination à une direction qui leur est extérieure, ce qui ouvre la voie à la démocratie dans l’entreprise.
Nous parlons ici d’entreprises qui évoluent dans l’économie marchande. Cependant, cette économie marchande est de moins en moins concurrentielle et tend à produire des monopoles et oligopoles qui peuvent profiter de leur position dominante. Pour contrer ceci, il serait urgent de proposer dès maintenant, et dans le cadre de l’économie capitaliste, un droit de mobilisation des usagers·ères qui aboutira à la formation d’un conseil d’orientation de l’entreprise faisant prévaloir ses vues sur la production en termes de contenu, de qualité et de modalités de distribution.
Dans la société capitaliste actuelle, un tel droit serait vu comme un inadmissible empiétement sur la propriété. Dans une économie de démocratie des travailleur·se·s, un tel droit permet de concevoir l’unité productive comme un commun dans lequel la production serait définie conjointement par les salarié.es et les usagers·ères, avec des droits différenciés : aux usagers·ères le dernier mot sur la qualité et les modalités de distribution et notamment prix et subventions ; aux travailleur·se·s le contrôle plein et entier de l’organisation du travail. Comment s’assurer que, dans ce partage des pouvoirs, les usagers n’abuseront pas de leur pouvoir pour réduire les revenus des travailleur·se·s par la définition des prix et des subventions ?
Retour sur la santé publique
Voilà des années que les personnels de l’hôpital font entendre leur voix et tirent la sonnette d’alarme sur les insuffisances du système de santé. Ces insuffisances nous sont apparues au grand jour lors de cette crise. Jusqu’à présent, les personnels soignants étaient dans une logique de revendication par rapport à un exécutif gouvernemental qui s’est toujours montré intransigeant. Plutôt qu’un rapport technocratique qui préconise d’ouvrir à plein les voies du partenariat avec le privé, un grand débat citoyen sur les moyens alloués à la santé est urgent.
Sans préjuger des formes que pourrait prendre un tel débat, on peut d’ores et déjà penser à des assemblées décentralisées de rencontre entre les personnels et les usagers, à la production d’avis de la part d’expert·e·s, pour finir par une discussion de synthèse entre des délégué·e·s des personnels et des citoyen·ne·s. Ce qui serait nouveau dans un tel débat est le positionnement des personnels de santé. Ils étaient auparavant dans une logique d’opposition à un gouvernement et il ne pouvait pas en être autrement. Dans le cadre d’un tel débat, les salarié·e·s de ce secteur deviennent co-décideurs dans le service public. Comme les collègues du secteur privé se sont débarrassés des actionnaires, le personnel soignant commence à sortir de la subordination qui caractérise la relation salariale pour passer à un rôle actif de co-élaboration avec les usagers·ères.
Un gouvernement néolibéral fera, bien sûr, tout pour éviter qu’un tel débat ait lieu, ne serait-ce que parce que les personnels des services de santé ont toutes les chances de rejeter les solutions de partenariat public privé qui menacent leur statut et tendent à dégrader leurs conditions de travail. Il en est de même des usagers·ères qui ne voient absolument aucun intérêt à devoir payer un surcoût à des actionnaires. On notera que la note de la Banque des territoires parle aussi de complémentarité avec le privé non lucratif. Là encore, cette complémentarité a un intérêt évident : casser le statut de la fonction publique hospitalière.
Ceci nous ramène à la question du statut du travail et de son rôle dans l’équilibre entre producteurs et usagers dans les prises de décisions sur les prix et subventions. S’il paraît normal que les usagers·ères disposent du dernier mot en termes de prix ou de subventions à apporter, on sait aussi qu’un tel pouvoir des usagers·ères ne peut que mener à une course au moins-disant social constitutive d’un déséquilibre.
C’est ici que les acquis que nous avons pu obtenir dans les conventions collectives ou la fonction publique de reconnaissance des qualifications sont essentiels à cette économie démocratique pour que la force de travail ne soit plus traitée comme une marchandise. L’exigence que la totalité de la population active dispose d’un poste de travail rémunéré avec la garantie d’une reconnaissance monétaire de la qualification de chacun·e est à la fois la base d’un nouveau statut du travailleur·se-citoyen·ne et le moyen d’éviter la course au moins-disant en termes de prix et/ou de subventions.
Une santé publique autogérée dans une économie démocratique
Renforcer le système de santé publique impose sa démocratisation et celle de l’ensemble de l’économie. Se limiter à un meilleur budget, à des augmentations salariales totalement justifiées mais qui ne feraient que rattraper le retard passé revient à se replacer demain dans la même impasse. Afin de satisfaire les sociétés de capitaux, le pouvoir cherchera soit à diminuer le budget de la santé, soit à lui permettre de devenir une source de valorisation du capital au mépris de toute rationalité économique et aux frais des personnels de santé dans la remise en cause généralisée des statuts.
Un système de santé publique, tout comme n’importe quelle structure productive, ne peut se concevoir démocratiquement que comme une rencontre entre ses travailleur·se·s et ses usager·ère·s dans un parfait équilibre entre ces deux parties. Cet équilibre ne peut être réalisé que par un statut du travail qui reconnaisse les qualifications des unes et des autres et assure la garantie d’un travail à toutes et à tous. Au final, l’ensemble des structures d’une telle économie sont appelées à être des services publics – marchands, non marchands ou partiellement subventionnés – dont la production est co-définie par celles et ceux qui produisent et celles et ceux qui en bénéficient.
Benoît Borrits
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