«J’alerte: la France est en passe de perdre pied»

Par Clémentine Autain, dépu­tée de Seine-Saint-Denis.

Retrouvez cette tri­bune parue dans Le Monde daté du 28/10/2020 

Notre pays res­semble chaque jour un peu plus à une socié­té pré-fas­ciste. Le com­bat contre le ter­ro­risme isla­miste, loin de tou­cher sa cible, se trans­forme en tapis rouge pour Marine Le Pen. Nous avons besoin de ratio­na­li­té et de démo­cra­tie. L’heure n’est pas à faire le dos rond en atten­dant que le ton­nerre passe. Il existe une réponse éman­ci­pa­trice et nous devons la por­ter avec fier­té et convic­tions. “La France a une nou­velle fois été tou­chée en son cœur. Devant l’horreur, l’abjection de l’assassinat d’un ensei­gnant, l’hommage à Samuel Paty et la réaf­fir­ma­tion des prin­cipes fon­da­teurs de notre République doivent nous ras­sem­bler. Malheureusement, ne res­pec­tant même pas ce temps de deuil, cer­tains –Manuel Valls en tête –ont pré­fé­ré les ana­thèmes et les insultes à la digni­té et à la fra­ter­ni­té. C’est pour­tant avec la rai­son et la réflexion que nous devons mener le débat sur la stra­té­gie la mieux à même de com­battre le ter­ro­risme se reven­di­quant de l’islam, et l’offensive de cou­rants obscurantistes.La République n’est pas un concept ni une réa­li­té figés. Elle est tou­jours inache­vée. A chaque époque dans l’histoire, les confron­ta­tions ont fait rage entre répu­bli­cains avant que ne soit déga­gé un équi­libre, tou­jours pro­vi­soire, garan­tis­sant la paix civile et un cadre pour la vie en com­mun. Refuser ce débat légi­time, par mal­hon­nê­te­té, paresse intel­lec­tuelle ou mani­pu­la­tion poli­tique, c’est tour­ner le dos à l’esprit des Lumières que nous reven­di­quons haut et fort pour com­battre les dji­ha­distes et autres fon­da­men­ta­listes. Nous avons besoin de confron­ter, hon­nê­te­ment et serei­ne­ment, nos ana­lyses et pro­po­si­tions. Face aux monstres, c’est dans la qua­li­té et la ratio­na­li­té de nos échanges que se situe notre force.J’alerte : la France est en passe de perdre pied. Au nom de la défense de la liber­té et de la démo­cra­tie, notre pays s’enfonce dans le pié­ti­ne­ment des liber­tés et de la démo­cra­tie. Le débat public est deve­nu un concours Lépine des idées d’extrême droite. Un jour, on nous pro­pose d’interdire le voile dans tout l’espace public, le len­de­main de n’autoriser que les pré­noms conte­nus dans le calen­drier, le sur­len­de­main d’en finir avec les rayons halal ou casher dans les super­mar­chés. La haine, la vin­dicte, l’empilement de lois­li­ber­ti­cides ont pris le pas sur l’argumentation rai­son­née et les mesures à même de tou­cher la cible. Un tel cli­mat ne nous sor­ti­ra pas de l’immense dif­fi­cul­té dans laquelle nous nous trou­vons : il ne peut conduire qu’à la guerre civile.D’éditos en chro­niques humo­ris­tiques, de dis­cours à l’Assemblée natio­nale en pla­teaux télé­vi­sés, j’entends qu’il fau­drait que nous balayions devant notre porte. Par ce « nous », je veux par­ler de cette gauche sociale, poli­tique, intel­lec­tuelle qui se reven­dique Charlie, défend une laï­ci­té d’apaisement et non d’exclusion, et com­bat ce racisme qui prend aujourd’hui la forme du rejet des musul­mans. Comment est-il pos­sible que cette gauche soit mise au banc des accu­sés qua­li­fiés par cer­tains comme en dehors du cadre répu­bli­cain, pen­dant que l’extrême droite et tous ses porte-voix déroulent sans ambages leurs mes­sages auto­ri­taires et hai­neux ? Pire, c’est nous qui serions car­ré­ment « com­plices » voire « res­pon­sables » des meurtres com­mis au nom de l’islam. A nous de rendre des comptes, voire de « rendre gorge », pen­dant que Marine Le Pen béné­fi­cie d’un tapis rouge et que ceux qui gou­vernent ou ont gou­ver­né se trouvent dédoua­nés de toute expli­ca­tion, de toute jus­ti­fi­ca­tion sur leurs man­que­ments, leurs erreurs et leurs erre­ments pour­tant décisifs.

Qui a déman­te­lé les ser­vices de ren­sei­gne­ments ? Qui n’a pré­vu que 25 per­sonnes dans la cel­lule Pharos pour lut­ter concrè­te­ment contre la haine et le pro­sé­ly­tisme dji­ha­diste sur les réseaux sociaux, quand nous n’avons ces­sé de dénon­cer les­plans d’austérité ? Qui a pro­gres­si­ve­ment lami­né la pré­sence et la qua­li­té des ser­vices publics dans les ban­lieues popu­laires, quand nous nous épou­mo­nions à dire que ce retrait de l’Etat comme du monde asso­cia­tif était aus­si injuste que dan­ge­reux ? Qui a fer­mé les yeux sur les pots-de-vin don­nés par une entre­prise fran­çaise comme Lafarge à Daesh [l’Organisation Etat isla­mique], alors que nous lan­cions l’alerte sans que cela inté­resse les grands médias ? Qui a lais­sé le Qatar pos­sé­der le PSG ou inves­tir dans les quar­tiers popu­laires, quand nous l’avons dénon­cé ? Ceux qui se sont affi­ché­sen pho­to avec les membres ducol­lec­tif Cheikh Yassine [dis­sous en conseil des ministres mer­cre­di 21 octobre], ce n’est pas nous mais des figures de l’extrême droite.

Ceux qui assument de prendre gen­ti­ment le thé avec de hauts digni­taires saou­diens ou de lâcher les Kurdes pour ne pas déran­ger la Turquie d’Erdogan, ce n’est pas nous, ce sont des ministres sous Sarkozy, Hollande ou Macron. Et, aujourd’hui, c’est La France Insoumise ou EELV, Mediapart ou Regards, la Fédération des conseils de parents d’élèves (FCPE) ou le syn­di­cat étu­diant UNEF, Benoît Hamon ou Nicolas Cadène [le rap­por­teur géné­ral de l’Observatoire de la laï­ci­té], qui sont mon­trés du doigt, calom­niés, exclus du concert des hom­mages à Samuel Paty ? Ce pro­cès est abso­lu­ment scan­da­leux et ter­ri­ble­ment dan­ge­reux. C’est une insulte à l’intelligence et à l’honnêteté. Et c’est l’alignement sur l’agenda de l’extrême droite.Notre pays res­semble chaque jour un peu plus à une socié­té pré­fas­ciste. Le monstre gran­dit sans qu’aucune résis­tance col­lec­tive ne par­vienne, pour l’heure, à frei­ner cette ascen­sion. La tona­li­té du débat poli­tique est aus­si élec­trique que déli­rante dans un moment qui devrait exi­ger du ras­sem­ble­ment et de l’intelligence collective.La vio­lence se déchaîne de façon expo­nen­tielle sur les réseaux sociaux. Les caps fran­chis dans la tolé­rance aux pro­pos et pro­po­si­tions racistes sont inouïs. Vide de sens et outil de la diver­sion, l’expression « isla­mo-gau­chistes », deve­nue cou­rante, y com­pris dans la bouche d’un ministre d’Etat char­gé de l’éducation, rap­pelle la chasse aux sor­cières qui visait les « judéo-bol­che­viques » ou les « hit­lé­ro-trots­kystes ». C’est un désastre.Chacune, cha­cun a‑t-il bien conscience de ce qui se trame et de sa propre res­pon­sa­bi­li­té dans ce sombre théâtre de la vie publique qui nous aspire dans une spi­rale de vio­lences, d’amalgames, d’arbitraire, dans cette boue idéo­lo­gique qui nous emmène tout droit vers le néant ? Je pense aux grandes voix qui se reven­diquent de la gauche mais se taisent, voire attisent les confu­sions et excom­mu­ni­ca­tions. Je pense aux jour­na­listes qui ne cessent de poser les ques­tions venues de la droite dure, qui ne voient rien à dire ou redire quand Jean-Luc Mélenchon est qua­li­fié de « col­la­bo » dans l’hémicycle de l’Assemblée natio­nale, insulte que l’on retrouve ensuite taguée au siège du PCF, ou quand l’essayiste Pascal Bruckner accuse [la mili­tante anti­ra­ciste et fémi­niste] Rokhaya Diallo d’avoir « pous­sé à armer » les islamistes.Le débat ne serait-il désor­mais qu’entre Éric Zemmour et Michel Onfray, comme le met en scène la chaîne CNews dans un duel qui n’est rien d’autre qu’un duo ? Un retour sain sur l’histoire du XXe siècle devrait invi­ter à sor­tir de la sidé­ra­tion et de la com­pli­ci­té ou notre pays bas­cu­le­ra dans de tra­giques récidives.L’heure n’est pas à faire le dos rond en atten­dant que le ton­nerre passe. Il existe une réponse éman­ci­pa­trice et nous devons la por­ter avec fier­té et convic­tions. Avec Jaurès, nous savons que la logique de guerre ne conduit pas à la paix. La fer­me­té n’est pas l’arbitraire. Dans l’idéal de notre République, laïque et sociale, il existe un fil pro­tec­teur contre l’obscurantisme et le fas­cisme. À nous de le faire vivre.”