La guerre en Ukraine enterre
le mythe du nucléaire ”civil”

Nous repro­dui­sons l’in­té­gra­li­té d’un article publié par Reporterre. Vous pou­vez le retrou­ver sur ce site en cli­quant ici. Nous vous recom­man­dons ce site qui publie tou­jours d’ex­cel­lents articles sur l’é­co­lo­gie et pas que.

 

Dans la ville de Prypiat (Ukraine) aban­don­née après la catas­trophe de Tchernobyl

L’idée dif­fu­sée depuis 70 ans qu’il existe un nucléaire civil et paci­fique s’écroule avec l’invasion de l’Ukraine. Historiquement liées au mili­taire, les ins­tal­la­tions nucléaires sont de fait des cibles mili­taires très dangereuses.

Ce serait drôle si ce n’était pas effroyable. Au début du mois de février, au nom de la lutte contre le réchauf­fe­ment cli­ma­tique, la Commission euro­péenne a consa­cré l’électricité nucléaire comme « éner­gie verte ». Et depuis début mars, toute l’Europe retient son souffle en pen­sant aux quinze réac­teurs ukrai­niens aujourd’hui situés en pleine zone de guerre. Il ne s’est pas écou­lé un mois depuis la label­li­sa­tion, obte­nue sous la pres­sion fran­çaise, pour que cette « éner­gie verte » ne fasse redou­ter une catas­trophe éco­lo­gique à l’échelle du conti­nent. Décidément, les labels ne sont pas fiables.

Dans un article inti­tu­lé « Réacteurs nucléaires en zone de guerre ? Un nou­veau type d’arme », Rodney Ewing, pro­fes­seur de sûre­té nucléaire au Center for International Security and Cooperation de l’université de Stanford, rap­pelle quelques faits : un réac­teur nucléaire (la cen­trale ukrai­nienne de Zaporijia tou­chée par bom­bar­de­ment russe en compte six) contient un stock de pro­duits de fis­sion radio­ac­tifs bien supé­rieur à celui que pro­duit une arme comme la bombe A d’Hiroshima.

« Une bombe environnementale »

Bien sûr, « un réac­teur n’est pas une bombe nucléaire », au sens où il n’est pas conçu pour tuer des cen­taines de mil­liers de per­sonnes par effet de souffle. Mais « libé­rer les com­bus­tibles hau­te­ment radio­ac­tifs d’un réac­teur équi­vaut à créer une bombe envi­ron­ne­men­tale ». Même le plu­to­nium et l’uranium irra­diés sto­ckés dans les pis­cines des cen­trales après avoir été uti­li­sés dans les réac­teurs « consti­tuent un dan­ger immé­diat pour les per­sonnes et une menace de très longue durée pour l’environnement — néces­si­tant des zones d’exclusion à l’échelle de mil­liers de kilo­mètres car­rés ». Le pro­fes­seur de sûre­té nucléaire pré­cise : « À une dis­tance d’un mètre, une per­sonne expo­sée à des com­bus­tibles nucléaires usa­gés (reti­rés d’un réac­teur depuis un an) rece­vra une dose létale en moins d’une minute. »

Le rai­son­ne­ment qui en découle est simple. Si l’Ukraine abrite quinze réac­teurs nucléaires, la France, pour une super­fi­cie équi­va­lente, en compte 56. Mais ces cen­trales ne sont que la par­tie émer­gée de l’infrastructure ato­mique de notre pays : on recense sur le ter­ri­toire 175 ins­tal­la­tions nucléaires de base : usines d’enrichissement d’uranium, labo­ra­toires, usines de trai­te­ment de com­bus­tibles irra­diés, sto­ckage de déchets, etc. En temps de paix, veiller à la sécu­ri­té de ces sites est déjà acro­ba­tique. Même avec une admi­nis­tra­tion en état de marche et tous les moyens tech­niques et humains dis­po­nibles, une cen­taine d’incidents divers sur­viennent chaque année : défaillances, pannes, fuites, irra­dia­tions acci­den­telles. Que devien­draient toutes ces ins­tal­la­tions à haut risque au milieu des tirs et des bombardements ?

Le nucléaire « civil » n’existe pas

En fait, la maî­trise de la fis­sion nucléaire et la ges­tion de sub­stances aus­si dan­ge­reuses, déjà dif­fi­ciles en temps nor­mal, sont impos­sibles dans un monde instable, que ce soit dans un contexte de dérè­gle­ment cli­ma­tique ou de guerre. Et la flam­bée de vio­lence en Ukraine nous apprend que le nucléaire « civil » n’existe pas : il suf­fit d’un affron­te­ment pour qu’il devienne « mili­taire ». Il suf­fit d’un chan­ge­ment de décor pour que le « parc nucléaire » (notez comme l’expression évoque le calme d’un grand jar­din et le pai­sible ron­ron de machines maî­tri­sées) se mue en un arse­nal ato­mique diri­gé contre nous-mêmes.

Cela paraît aller de soi. Mais le plus étrange est qu’on semble le décou­vrir aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que cet aveu­gle­ment a été construit. Son his­toire remonte à un célèbre dis­cours d’Eisenhower à l’assemblée géné­rale des Nations Unies, en décembre 1953. Ce jour-là, le chef d’État amé­ri­cain annon­çait la créa­tion de l’Agence inter­na­tio­nale pour l’énergie ato­mique (AIEA). Elle aurait pour mis­sion de « ren­ver­ser l’effroi cau­sé par la course à l’armement ato­mique » en met­tant « les matières fis­siles au ser­vice des objec­tifs paci­fiques de l’humanité ». L’AIEA assure depuis lors la pro­mo­tion de l’électricité nucléaire dans le monde entier pour, selon les mots d’Eisenhower, « faire dis­pa­raître la peur de l’atome des esprits des citoyens et des gou­ver­ne­ments de l’Est et de l’Ouest ». Il n’y a rien à craindre des « atomes pour la paix », a‑t-on expli­qué aux habi­tants des pays où l’on construi­sit ensuite les cen­trales nucléaires, puisqu’elles sont l’exact oppo­sé de l’arme ato­mique : « Le moyen de mettre la mira­cu­leuse inven­ti­vi­té de l’homme au ser­vice, non plus de la mort, mais de la vie. »

Dans les ima­gi­naires, l’atome c’est la guerre, le nucléaire c’est la paix

Tout au long des années 1970–80, les mou­ve­ments éco­lo­gistes ont pour­tant démon­tré que nucléaire civil et mili­taire étaient indis­so­ciables, ne serait-ce que parce qu’on fabrique des bombes ato­miques en retrai­tant le plu­to­nium des cen­trales. Greenpeace alerte depuis des années sur les consé­quences d’une attaque ter­ro­riste sur un réac­teur. Mais l’idéologie de l’électricité nucléaire comme œuvre rédemp­trice, comme contre­point pro­gres­siste de la bar­ba­rie des­truc­trice de la Seconde guerre mon­diale, a per­du­ré. Dans les ima­gi­naires, l’atome c’est la guerre, le nucléaire c’est la paix.

On réa­lise aujourd’hui qu’il s’agissait d’un seul et même phé­no­mène à l’heure où la menace des « atomes pour la guerre » et celle des « atomes pour la paix » se super­posent. Dans le conflit actuel s’additionnent le dan­ger de la guerre ato­mique et celui de l’accident nucléaire, la ter­reur de nos infra­struc­tures civiles et mili­taires cumulées.

Celia Izoard (Reporterre)

26 et 29 mars 2022