Agroécologie en E-&-L :
Tenir malgré les énormes difficultés
Retrouvez l’intégralité de cet article de Floriane Loison paru sur Mediapart sous le titre Agroécologie : des fermes exemplaires plombées par la crise du bio et le dérèglement climatique
En Eure-et-Loir, les exploitations biologiques recouvrent un minuscule 2 % de la surface agricole. Au cœur de la plaine de Beauce, la culture dominante est à l’agriculture intensive. Le paysage est blond et vert, plat et rectiligne. Des champs de blé ou de maïs s’enchaînent à perte de vue. Une grande partie des arbres, des haies, des herbes folles ont disparu et plus de 40 % des espèces d’oiseaux avec.
Surnommée le « grenier de la France », la Beauce est la première région européenne pour la production de céréales. Pour tenir ce rang, la main a toujours été lourde sur l’irrigation, les engrais, les pesticides, la course au tracteur le plus gros. Une machine emballée où le gigantisme est valorisé avant tout. Prendre un autre chemin est une aventure courageuse.
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Difficile de faire plus radical
En 2016, Philippe Paelinck passe ses 80 hectares de blé industriel en agroécologie biologique sans labour1. Partout, il plante des arbres et, en dessous, des cultures de céréales diversifiées en rotation longue, de la luzerne, du blé, du mais, de la féverole, de l’avoine, de l’épeautre, du seigle, des lentilles, du triticale, des pois. Elles ont été semées sans retourner la terre au préalable, sans pesticide ni herbicide. Le terrain a été divisé en vingt-sept parcelles séparées par des bandes herbeuses parcourues de 3,5 kilomètres de haies et pâturées par un troupeau de brebis pour régénérer la fertilité des sols. Difficile de faire plus radical et exemplaire. Mais depuis qu’il a commencé, il n’a jamais gagné sa vie.
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Axereal le laisse tomber
Pascal Cœurjoly, polyculteur-éleveur, installé à Villiers-Saint-Orien (Eure-et-Loir) […] en 2003, après ses études agricoles, […] a repris la ferme familiale. […] « Pour mon père, c’était impossible de faire du blé sans traiter. » […] Il est fier de sa ferme, et derrière les poulets, son champ de blé est magnifique, mais il galère. La coopérative bio, Axereal, qui lui a vendu les semences, à laquelle il adhère et avec laquelle il est en contrat, l’a appelé, en avril, pour lui dire qu’elle n’achètera pas le fruit de son travail, faute de marché. Une pratique complètement déloyale. La vente à la ferme des volailles s’est aussi écroulée de 20 % cette année. Et les difficultés s’ajoutent aux problèmes : « Je ne trouve plus de personnel. Pour l’instant, c’est une retraitée qui vient me donner un coup de main. »
« Je travaille trop et je traverse des moments difficiles. Donc je m’interroge beaucoup : est-ce que je tiens bon ou alors est-ce que je me détache ? »
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Des défections
Philippe, Pascal et douze autres agriculteurs et agricultrices du département ont lancé il y a trois ans un GIEE, un groupement d’intérêt économique et environnemental. Ce dispositif a été créé en 2014 pour favoriser la transition écologique de l’agriculture en France et permet notamment aux paysan·nes de se former. Dans le groupe, il y a des bio ou non, en circuit court ou long. […] C’est le GIEE le mieux financé de la région, avec 125 000 euros sur trois ans pour soutenir cette épopée agroécologique. « Ils ont le capital économique, intellectuel, ils ont tout pour opérer ce virage dans les meilleures conditions possible, mais chaque jour un nouvel élément vient les entraver », décrit Alexandra Céalis, coordinatrice du groupement. […]Avec environ 3 400 déconversions enregistrées en 2022, le phénomène est en légère hausse en France, mais surtout se cumule avec une baisse des conversions de 5,5 points par rapport à l’année précédente et une diminution de la part du bio dans le panier des Français·es.
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Sarrasin contaminé par un herbicide
« Je ne veux vraiment pas repasser en conventionnel, je veux au contraire qu’on soit plus nombreux en bio », insiste Amandine Dupuy, une agricultrice du GIEE installée à Challet, dans le Thymerais (Eure-et-Loir). Les pesticides et les engrais n’ont pas d’avenir. C’est une aberration écologique de les produire comme de les mettre dans la terre. » Son grand-père en est mort. […] Elle avance mais avec des bâtons dans les roues. L’année dernière, elle a perdu une partie de son sarrasin, contaminé par un herbicide autorisé mais extrêmement toxique, le prosulfocarbe, pulvérisé dans les champs alentour quelques jours avant sa moisson. Les niveaux dépassaient près de 100 fois la limite maximale, rendant ses céréales impropres à la consommation humaine comme animale. Elles sont parties brûler dans un méthaniseur.
Il faut des années de travail et de patience avant de retrouver ici des sols fertiles
« Je pensais que j’allais faire du mieux que je pouvais et que la nature allait faire le reste », continue Amandine Dupuy. Mais un demi-siècle de chimie, de labour, de tracteurs géants ne s’efface pas si facilement. « Il faut des années de travail et de patience avant de retrouver ici des sols fertiles », explique la cultivatrice. Elle tente de multiples techniques agroécologiques mais la réalité d’une planète abîmée par les activités humaines impose une réadaptation constante. « Cela demande une grosse réflexion et génère beaucoup de ratés. » […] Il faut trouver des solutions, inventer, tester. L’investissement est chronophage, coûteux et largement bénévole. « On manque énormément de visibilité, on est très peu valorisés. »
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L’agriculture de demain
« Agriculteur, c’est 70 heures par semaine et plus si vous voulez faire bien. C’est trop de boulot. Il faut être mécanicien, électricien, informaticien, agronome, paysan, comptable, éducateur de chien de troupeau, microbiologiste. Il faut endurer la pénibilité, investir, s’endetter, gagner peu et faire avec des déséquilibres climatiques et environnementaux », égrène Philippe Paelinck. […] Parfois, il perd espoir de « sauver sa maison ». […] Pourtant, il est sûr de faire « l’agriculture de demain ». Même si demain est peut-être loin.
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- Dans le nord du département.