Jacques Kraemer : ‘’La résistible ascension d’un théâtre à deux vitesses’’
À l’occasion de ce qu’il présente comme sa dernière mise en scène où il monte lui-même sur scène, la remarquable Faust, comédie méphistophélique, Jacques Kraemer avait convié à une rencontre dans la salle de la Mairie de Mainvilliers, le 2 décembre. Après un exposé de Pascal Ory, historien spécialisé dans l’histoire culturelle, sur la genèse et la chronologie de la décentralisation théâtrale, l’homme de théâtre a livré quelques ‘’sentiments’’ inspirés de ses 60 ans de carrière.
Mise en déroute du général Massu !
‘’En 1963, j’ai 25 ans et nous lançons le Théâtre populaire de Lorraine [TPL] […] nous jouons une pièce d’Arthur Adamov Paolo Paoli qui est une pièce anticapitaliste, anticléricale, antimilitariste, antisystème.’’ Présentée peu après au Festival international de Metz, Jacque Kraemer précise ‘’À l’époque j’étais membre du Parti communiste, c’est dire mon engagement. Comme tous ceux de ma génération, j’ai traversé le moment de la guerre d’Algérie en tant que militant ayant beaucoup manifesté.’’ Or, ‘’Il y a, au premier rang le général Massu, à l’entracte, il se barre. Nous étions fiers d’avoir mis en déroute le général Massu !’’
Lorraine : Du désert à l’irrésistible décentralisation
‘’Nous étions les premiers comédiens professionnels en exercice en Lorraine […] c’était le désert théâtral […] nous étions comme les cow-boys qui partaient vers un Far East et il fallait tout défricher […] J’étais armé de Marx, Brecht, Piscator, Jean Vilar, Roger Planchon […] C’était il y a 60 ans […] 60 ans après, où il n’y avait rien, il y a beaucoup de théâtres […] il y a une profusion de compagnies […] ça c’est l’aspect positif, il y a une sorte de développement absolument irrésistible de cette décentralisation théâtrale.’’ Le TPL ‘’aujourd’hui, ça existe encore et ça s’appelle le NEST.’’
Un théâtre révolutionnaire en lien avec la classe ouvrière
Jacques Kraemer voit dans ce changement de nom, Nord-Est-Théâtre, un risque : ‘’Ce mouvement irrépressible pour la Lorraine me paraît être guetté par des écueils sérieux qui pourraient faire que la décentralisation soit régressive.’’ Il revient sur son expérience personnelle des années 1960 : ‘’Je n’ai été envoyé par personne et je n’ai rien demandé à personne, il y avait donc un théâtre d’État, si on peut dire [créé par des gens de théâtre envoyés par le ministère] et un théâtre rebelle […] mon idée était un théâtre révolutionnaire, en lien avec la classe ouvrière […] Aujourd’hui, quand je regarde le NEST, je vois un théâtre d’aménagement du territoire.’’
Glissement vers un théâtre d’aménagement du territoire
Il voit poindre un autre écueil ‘’qui fait le lien avec ce qui se passe dans la région Centre.’’ Après 1981, ‘’il y a eu une politique en faveur des artistes, des metteurs en scène, de soutien à l’art théâtral, une politique ferme et déterminée.’’ Depuis ‘’il y a eu un retour de balancier.’’ […] Aujourd’hui, ‘’il faut justifier la présence du théâtre par l’action sociale, s’il n’y a pas d’intervention des acteurs dans les hôpitaux, les prisons, auprès des écoles, des défavorisés, si on ne pond pas des projets pour les quartiers, pour la promotion de ceci, de cela… il n’y a pas de subvention.’’
S’il n’y a pas de volontarisme politique, le public du théâtre d’art s’effondre
Fort de son expérience de directeur du Théâtre de Chartres (1993–2005), le metteur en scène, livre une réflexion sur la décentralisation qu’il présente comme ‘’une critique de ce qui se passe ici’’ : ‘’S’il n’y a pas de centre fort, le public s’effrite et le reste s’effondre.’’ Il en veut pour preuve le Festival d’Avignon créé en 1947 qui a généré le Off à partir de 1966. À Chartres, ‘’lorsque l’on montait une pièce classique comme Le Jeu de l’amour et du hasard, on jouait vingt fois et vingt fois la salle était pleine [6 000 spectateurs au total]. Ça veut dire que nous avions réussi un élargissement démocratique considérable pour un théâtre de la plus grande exigence artistique possible.’’ Même succès avec la pièce Une fête pour Boris de Thomas Bernhard (2 000 spectateurs). Jacques Kraemer explique cette réussite ‘’par le soutien du politique, il y avait la conscience du politique qu’il fallait le faire […] s’il n’y a pas ce volontarisme extrême tout s’effondre, c’est ce qui est en train de se produire.’’ Actuellement, au Théâtre de Chartres, une programmation de pièce classique attire 3 à 400 spectateurs, avec une seule représentation. ‘’Tout autour, il y a une baisse de l’exigence artistique, parce que les responsables eux-même n’ont aucune exigence. J’accuse les pouvoirs publics.’’ Il déplore que la DRAC qui a accordé une petite subvention pour monter Faust ne soit même pas venue voir le spectacle. ‘’Il y a une démission sur le fond qui fait craindre que ce mouvement irrésistible de décentralisation […] soit […] le déclin.’’ Jacques Kraemer s’inquiète ‘’comme dans bien d’autres domaines qu’on aille vers une société à deux vitesses […] un théâtre à deux vitesses.’’ Le théâtre d’art étant réservé à une élite ‘’universitaires, étudiants, de personnes sensibles.’’
Mais Jacques Kraemer pense aussi que le déclin est ‘’résistible’’ à partir des deux centres dramatiques nationaux de la région, Orléans et Tours.