Jacques Kraemer : ‘’La résistible ascension d’un théâtre à deux vitesses’’

Mainvilliers 03-12-2023 Conférence Décentralisation théâtrale Pascal Ory

Pascal Ory

À l’occasion de ce qu’il pré­sente comme sa der­nière mise en scène où il monte lui-même sur scène, la remar­quable Faust, comé­die méphis­to­phé­lique, Jacques Kraemer avait convié à une ren­contre dans la salle de la Mairie de Mainvilliers, le 2 décembre. Après un expo­sé de Pascal Ory, his­to­rien spé­cia­li­sé dans l’histoire cultu­relle, sur la genèse et la chro­no­lo­gie de la décen­tra­li­sa­tion théâ­trale, l’homme de théâtre a livré quelques  ‘’sen­ti­ments’’ ins­pi­rés de ses 60 ans de carrière.

 

Mise en déroute du géné­ral Massu !

 

’En 1963, j’ai 25 ans et nous lan­çons le Théâtre popu­laire de Lorraine [TPL] […] nous jouons une pièce d’Arthur Adamov Paolo Paoli qui est une pièce anti­ca­pi­ta­liste, anti­clé­ri­cale, anti­mi­li­ta­riste, anti­sys­tème.’’ Présentée peu après au Festival inter­na­tio­nal de Metz, Jacque Kraemer pré­cise ‘’À l’époque j’étais membre du Parti com­mu­niste, c’est dire mon enga­ge­ment. Comme tous ceux de ma géné­ra­tion, j’ai tra­ver­sé le moment de la guerre d’Algérie en tant que mili­tant ayant beau­coup mani­fes­té.’’ Or, ‘’Il y a, au pre­mier rang le géné­ral Massu, à l’entracte, il se barre. Nous étions fiers d’avoir mis en déroute le géné­ral Massu !’’

 

Lorraine : Du désert à l’irrésistible décentralisation

 

Paolo Paoli, Arthur Adamov [couverture, 1959]_

Une édi­tion de 1959

’Nous étions les pre­miers comé­diens pro­fes­sion­nels en exer­cice en Lorraine […] c’était le désert théâ­tral […] nous étions comme les cow-boys qui par­taient vers un Far East et il fal­lait tout défri­cher […] J’étais armé de Marx, Brecht, Piscator, Jean Vilar, Roger Planchon […] C’était il y a 60 ans […] 60 ans après, où il n’y avait rien, il y a beau­coup de théâtres […] il y a une pro­fu­sion de com­pa­gnies […] ça c’est l’aspect posi­tif, il y a une sorte de déve­lop­pe­ment abso­lu­ment irré­sis­tible de cette décen­tra­li­sa­tion théâ­trale.’’ Le TPL ‘’aujourd’hui, ça existe encore et ça s’appelle le NEST.’’

 

Un théâtre révo­lu­tion­naire en lien avec la classe ouvrière

 

Jacques Kraemer voit dans ce chan­ge­ment de nom, Nord-Est-Théâtre, un risque : ‘’Ce mou­ve­ment irré­pres­sible pour la Lorraine me paraît être guet­té par des écueils sérieux qui pour­raient faire que la décen­tra­li­sa­tion soit régres­sive.’’ Il revient sur son expé­rience per­son­nelle des années 1960 : ‘’Je n’ai été envoyé par per­sonne et je n’ai rien deman­dé à per­sonne, il y avait donc un théâtre d’État, si on peut dire [créé par des gens de théâtre envoyés par le minis­tère] et un théâtre rebelle […] mon idée était un théâtre révo­lu­tion­naire, en lien avec la classe ouvrière […] Aujourd’hui, quand je regarde le NEST, je vois un théâtre d’aménagement du territoire.’’

Glissement vers un théâtre d’aménagement du territoire

 

Mainvilliers 03-12-2023 Conférence Décentralisation théâtrale Jacques Kraemer

Jacques Kraemer

Il voit poindre un autre écueil ‘’qui fait le lien avec ce qui se passe dans la région Centre.’’ Après 1981, ‘’il y a eu une poli­tique en faveur des artistes, des met­teurs en scène, de sou­tien à l’art théâ­tral, une poli­tique ferme et déter­mi­née.’’ Depuis ‘’il y a eu un retour de balan­cier.’’ […] Aujourd’hui, ‘’il faut jus­ti­fier la pré­sence du théâtre par l’action sociale, s’il n’y a pas d’intervention des acteurs dans les hôpi­taux, les pri­sons, auprès des écoles, des défa­vo­ri­sés, si on ne pond pas des pro­jets pour les quar­tiers, pour la pro­mo­tion de ceci, de cela… il n’y a pas de subvention.’’

 

S’il n’y a pas de volon­ta­risme poli­tique, le public du théâtre d’art s’effondre

 

Faust, comédie méphistophélique [Affiche]

Faust, la der­nière créa­tion de Jacques Kraemer

Fort de son expé­rience de direc­teur du Théâtre de Chartres (1993–2005), le met­teur en scène, livre une réflexion sur la décen­tra­li­sa­tion qu’il pré­sente comme ‘’une cri­tique de ce qui se passe ici’’ : ‘’S’il n’y a pas de centre fort, le public s’effrite et le reste s’effondre.’’ Il en veut pour preuve le Festival d’Avignon créé en 1947 qui a géné­ré le Off à par­tir de 1966. À Chartres, ‘’lorsque l’on mon­tait une pièce clas­sique comme Le Jeu de l’amour et du hasard, on jouait vingt fois et vingt fois la salle était pleine [6 000 spec­ta­teurs au total]. Ça veut dire que nous avions réus­si un élar­gis­se­ment démo­cra­tique consi­dé­rable pour un théâtre de la plus grande exi­gence artis­tique pos­sible.’’ Même suc­cès avec la pièce Une fête pour Boris de Thomas Bernhard (2 000 spec­ta­teurs). Jacques Kraemer explique cette réus­site ‘’par le sou­tien du poli­tique, il y avait la conscience du poli­tique qu’il fal­lait le faire […] s’il n’y a pas ce volon­ta­risme extrême tout s’effondre, c’est ce qui est en train de se pro­duire.’’  Actuellement, au Théâtre de Chartres, une pro­gram­ma­tion de pièce clas­sique attire 3 à 400 spec­ta­teurs, avec une seule repré­sen­ta­tion. ‘’Tout autour, il y a une baisse de l’exigence artis­tique, parce que les res­pon­sables eux-même n’ont aucune exi­gence. J’accuse les pou­voirs publics.’’ Il déplore que la DRAC qui a accor­dé une petite sub­ven­tion pour mon­ter Faust ne soit même pas venue voir le spec­tacle. ‘’Il y a une démis­sion sur le fond qui fait craindre que ce mou­ve­ment irré­sis­tible de décen­tra­li­sa­tion […] soit […] le déclin.’’ Jacques Kraemer s’inquiète ‘’comme dans bien d’autres domaines qu’on aille vers une socié­té à deux vitesses […] un théâtre à deux vitesses.’’ Le théâtre d’art étant réser­vé à une élite ‘’uni­ver­si­taires, étu­diants, de per­sonnes sensibles.’’

Mais Jacques Kraemer pense aus­si que le déclin est ‘’résis­tible’’ à par­tir des deux centres dra­ma­tiques natio­naux de la région, Orléans et Tours.