Entretien avec Antarès Bassis,
réalisateur de ”La Ville monde”
Le 26ème Lundi des sans-papiers, le 17 juin, projetait aux Enfants du Paradis, à Chartres, La Ville monde qui relate la tentative menée, à partir de 2015, par la mairie de Grande-Synthe (Pas-de-Calais), avec la participation de l’architecte Cyrille Hanappe et de Médecins sans frontières (MSF), de construire un camp le plus accueillant possible pour les migrants dont beaucoup souhaitaient rejoindre l’Angleterre, et qui pourrait devenir un quartier de la ville.
Filmé au plus près du terrain, brossant des portraits nuancés des protagonistes, le documentaire ne masque pas les contradictions et les difficultés du projet, nous interrogeant sur la place que notre société est prête à faire à ces autres humains, nos égaux, qui sont en errance.
Nous avons saisi l’opportunité de cette soirée pour interroger Antarès Bassis, le réalisateur, qui a dialogué avec le public après la projection.
Question : Comment vous est venue cette idée d’aller filmer à Calais et à Grande-Synthe ?
Antarès Bassis : J’ai travaillé pendant plusieurs années sur une série qui s’appelle Trepalium, 6 fois 52 minutes pour Arte, avec ma co-créatrice Sophie Hiet. C’était une série d’anticipation qui se déroulait dans une ville moderne où il y avait 20% d’actifs qui étaient terrorisés de perdre leur emploi ou en burn out et 80% d’inactifs qui n’avaient pas travaillé depuis des décennies, voire des générations, et qui étaient séparés par un mur, de l’autre côté du périph. On avait appelé ça la zone. Des murs, il y en a eu de plus en plus avec la crise des réfugiés qui fuient la guerre ou pour des raisons économiques. Juste après la série, un bidonville a été autorisé par l’État, par le gouvernement Valls, autour de Calais, la jungle. J’étais révolté comme un citoyen et il se trouvait que j’avais un copain architecte qui, lui pensait que c’était une opportunité, que ça pouvait être quelque chose de positif de voir une ville se créer, de manière spontanée avec des gens qui allaient apporter leur culture de migration que ce soit du Soudan, de Syrie, d’Érythrée et que finalement cela allait devenir une vraie ville et que, peut-être, on avait tous commencé par ça. Les fondements de l’évolution de l’homme, c’est ça. J’ai trouvé que c’était un sujet très intéressant et de le penser comme ça, avec un architecte. À Calais, beaucoup de gens y sont allés (1), c’est devenu un peu compliqué. Cet architecte a eu une opportunité dans une autre ville à 40 km,
à Grande-Synthe où ils se sont retrouvés avec le même reflux de réfugiés. En un été, ils ont eu 3 000 personnes. Le maire, Damien Carême(2) était révolté de voir une jungle se créer, un bidonville dans sa ville qui est déjà pauvre et a décidé de créer un coup avec MSF qui voulait faire quelque chose pour l’accueil. Un camp a été créé. Cyrille Hanappe, l’architecte a conseillé et s’est investi. Voilà comment c’est né. Ce que j’aimais bien dans l’idée de Cyrille, ce qui me correspondait bien, c’est qu’il fallait que ce soit quelque chose de positif et que, peut-être, ça allait être autant positif pour les réfugiés que pour les habitants de la ville, qu’un quartier accueillant allait se créer.
Question : Comment a travaillé Cyrille Hanappe ? Il était seul où y avait-il d’autres de ses collègues avec lui ?
Antarès Bassis : Quand j’ai commencé à m’intéresser au projet, la ville voulait déjà faire quelque chose pour l’accueil parce qu’ils avaient, depuis plusieurs années, une centaine de réfugiés de passage. Il y avait une démarche volontaire de la ville de créer une maison d’accueil qui serait un endroit pour que les ONG puissent rencontrer les réfugiés, les aider et qui pouvait aussi, potentiellement, se transformer sur des habitations pour une centaine de personnes. C’était le projet que Cyrille avait, qui était le seul architecte français qui avait cette démarche, en tout cas sur cette région. Quand, en 2015, tout s’est précipité et que Grande-Synthe a fait front à une vraie crise avec 3 000 personnes qui sont arrivées tout d’un coup, Cyrille n’avait pas les épaules financières de s’occuper de ça. MSF est venu et il a continué à accompagner. Les associations militantes anglaises étaient très investies dans la jungle, et comme beaucoup d’entre elles venaient des milieux alternatifs, des festivals, des concerts, elles savaient construire des camps éphémères. La première association qui a géré le camp, Utopia 56, venait du festival des Vieilles Charrues, des Bretons très accueillants. Cyrille est resté le premier architecte au départ, après, il y en a eu d’autres.
Q. : Cyrille Hanappe a‑t-il travaillé avec les migrants eux-mêmes qui sont, par définition, des gens qui bougent, qui tentent de partir ?
A.B. : Cyrille a toujours voulu travailler avec des réfugiés. Il doit se construire du collaboratif. Il apporte son savoir faire. Il est plus là pour consolider des structures qui peuvent être dangereuses en termes de fabrication et de risque incendie. Il avait proposé de travailler avec des réfugiés. La ville de Grande-Synthe lui a demandé de faire un bâtiment, qui apparaît dans le film et qui devient une sorte de métaphore de son travail, bâtiment donc qui était un centre juridique. Il y avait une tentative de demander aux réfugiés de participer, ce qui a moyennement eut lieu parce que c’était compliqué déjà à Grande-Synthe et aussi parce que la population kurde est plus une population de passage… alors qu’à Calais les Soudanais ont spontanément construit des cabanes de manière très forte visuellement avec une forme très esthétique, très poétique.
Après, l’État a essayé de contrôler la gestion de ce camp. Dès qu’on commence à s’approprier le lieu, ça a été le cas pour les Gilets Jaunes, à vouloir construire, ce qui est inhérent à l’homme, de se sédentariser, ne serait-ce que pour communiquer ensemble, l’État intervient. Il a enlevé toutes les constructions spontanées… C’est important que ce soit fait avec les réfugiés mais aussi avec les habitants de la ville pour que le lieu soit le leur.
Q. : Vous avez fait de la fiction, quelle est la différence ? Comment vous travaillez ? Est-ce que vous scénarisez auparavant, y compris les documentaires ?
A.B. : Je me disais : c’est une ville nouvelle qui est en train de se créer. Un peu comme les pionniers des westerns s’installaient dans un endroit même s’ils avaient envie d’aller carrément à l’Ouest, mais parfois, parce qu’ils n’y arrivaient pas, ils s’installaient au milieu du désert. Je voyais une sorte de métaphore d’une ville de western. Du coup, j’ai utilisé le scope, j’ai travaillé mes personnages que je rencontrais comme des forces brutes, un peu taiseuses. Cet architecte avait un peu ce côté idéaliste qu’on peut trouver dans L’Homme qui tua Liberty Valence (3). Comme Emmanuel Gras (4) qui était invité ici, il n’y a pas très longtemps, j’essaie d’acquérir une grande finesse psychologique, que, dans la fiction, on travaille pour que la forme d’un personnage soit réaliste, complexe. C’est ça aussi que j’ai cherché à faire avec les différents acteurs qui étaient dans le film. En essayant de voir la complexité des forces de tous les personnages, que ce soit Cyrille qui était idéaliste et parfois un peu à côté, en recherche. Que ce soit le maire qui était plein de bonne volonté mais qui souhaitait aussi la reconnaissance de l’État et se retrouvait dans l’ambigüité et freiné dans son élan. Voir aussi la complexité des réfugiés qui, eux, parfois voulaient s’installer, mais disant « je ne suis pas là pour m’installer mais je suis venu pour partir. » Je trouvais que c’était une forme dramaturgique intéressante comme des personnages de fiction ou de séries avec des enjeux, des rebondissements. Aussi, ne pas m’interdire d’être dans quelque chose d’immersif, de cinématographique.
Q. : Sur le film d’Emmanuel Gras sur les Gilets Jaunes de Chartres, vous êtes preneur de son. Sur La Ville monde, teniez-vous la caméra, aviez-vous une grosse équipe ?
A.B. : À la différence d’Emmanuel, je suis un auteur-réalisateur. Sur le film d’Emmanuel, j’étais bien plus que preneur de son. Nous sommes deux réalisateurs qui s’y sont rejoints. Je suis plus collaborateur artistique et je l’ai aidé à la dramaturgie pendant le tournage. Sur La Ville monde, j’ai fait un peu tout ça mais j’avais un cadreur qui s’appelle Adrien Rivollier. J’ai fait aussi un peu l’image. C’est mon deuxième documentaire, ce qui est intéressant sur des documentaires, avec de très petites équipes, c’est, parfois, des rencontres humaines. Le travail dramaturgique et de prise de réel se mélange. On peut être amené à faire aussi de la technique mais je ne suis pas un cadreur professionnel comme l’est Emmanuel.
Q. : Avez-vous d’autres projets actuellement en cours ?
A.B. : Oui, actuellement, avec mon complice Pascal Auffray avec qui j’avais tourné En équilibre, (5) on re-commet un documentaire sur un atelier documentaire que j’ai initié dans une école dans le quartier de Ménilmontant avec des gamins qui essaient de retrouver des enfants cachés ou des enfants qui avaient échappé aux rafles (6) dans le quartier ou dans l’école. Leur école a été une des plus touchées par les rafles. Le film est autour de ces gamins qui, en faisant ce documentaire, se réinterrogent sur leur identité, sur leur quartier.
J’essaie aussi, doucement, de revenir à la fiction.
Q. : On vit correctement de ce métier ?
A.B. : On y arrive avec le temps. C’est un peu difficile mais on n’est pas plus à plaindre que d’autres personnes qui sont en grande précarité. Au moins, j’ai l’opportunité de faire des choses qui me plaisent et qui sont des documentaires qui me ressemblent, sur le monde, engagés, citoyens.
[Entretien réalisé le 17 juin 2019]
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- Beaucoup de cinéastes sont allés filmer la jungle, notamment après de l’Appel de Calais initié par les réalisateur-rice‑s Laurent Cantet, Catherine Corsini, Pascale Ferran, Romain Goupil, Nicolas Philibert, Christophe Ruggia et Céline Sciamma.
- Maire EÉLV, depuis peu nouveau député européen.
- Film de John Ford où un jeune diplômé en droit, Ransom Stoddard (James Stewart) imagine apporter la légalité dans l’Ouest où règne la loi du colt en la personne du bandit Valence (Lee Marvin).
- Avec lequel Antarès Bassis a tourné un documentaire, actuellement au montage, sur les Gilets Jaunes de Chartres.
- Documentaire sur un couple d’artistes d’un cirque ambulant, FIPA d’Or 2018 à Biarritz.
- Rafles des Juifs pendant la 2ème guerre mondiale.