E-&-L : Jour ordinaire
dans un lycée Blanquer

Il y a de moins en moins de can­di­dats aux concours pour l’enseignement. Comment s’en éton­ner ? Lisez le témoi­gnage de cette pro­fes­seure qui, en rela­tant une jour­née ordi­naire dans un lycée de notre dépar­te­ment, nous fait per­ce­voir la perte de sens du métier, le sen­ti­ment d’abandon et l’exaspération qui en découlent.

[Le titre, les inter­titres et les notes sont de la rédac­tion du site]

 

 

 

 

 

Les enseignant.e.s n’en peuvent plus des dégra­da­tions des condi­tions de tra­vail, des chan­ge­ments mas­sifs de pro­grammes et de la réforme du bac­ca­lau­réat qu’ils res­sentent comme une orien­ta­tion à visée éli­tiste. L’idéal huma­niste, le sou­tien aux enfants des classes défa­vo­ri­sées, la mutua­li­sa­tion des idées et des pro­jets utiles, tout passe par la logique libé­rale de  « l’ef­fi­ca­ci­té » immé­diate dans une concur­rence géné­ra­li­sée. Quant aux pro­messes des ministres (Blanquer, Philippe) concer­nant le niveau finan­cier de leur rému­né­ra­tion puis de leur retraite, asso­ciées dans le dis­cours gou­ver­ne­men­tal à la révi­sion de leurs mis­sions, les pro­fes­seurs savent ce qu’on leur deman­de­ra : plus de tra­vail et de pré­sence parce que ces menaces ne sont pas nou­velles. Ils estiment, de même que leurs syn­di­cats, que les spé­ci­fi­ci­tés des métiers de l’en­sei­gne­ment ont tou­jours été oubliées, le temps de tra­vail réel igno­ré, les salaires insuffisants.

En lien, un exemple de tract dif­fu­sé par des ensei­gnants gré­vistes sur la réforme Blanquer du bac.

Chartres 15-01-2020 Manifestation Retraites 11

Chartres, 15-01-2020 devant la DSDEN : Cercueil de l’Éducation natio­nale, RIP (Requiescat in pace : Qu’elle repose en paix)

Mardi 5 novembre 2019 —  15h-17h

Mois 3

Semaine de cours 8 (sur 33 moins les deux d’E3C1…)

Année 1 de la réforme du lycée

2 heures ordi­naires en 1ère STMG2 dans un lycée ordi­naire d’une petite ville de province

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           Arrivée des élèves, bruyante et dyna­mique : Asseyez-vous et reti­rez vos blou­sons. Vous êtes tous là ? Oui madame ! (j’en arrive — j’ai honte —  à le regret­ter : 35 élèves)

Pas le temps de vérifier

            Aujourd’hui, en pre­mière heure, il faut que je ter­mine la lec­ture linéaire du 4ème texte de l’objet d’étude poé­sie. Je suis en retard, ce cha­pitre devrait être ache­vé. Nous avons pas­sé une heure lun­di en demi-classe pour contex­tua­li­ser ce son­net de Jean Cassou et l’inscrire  dans la pro­blé­ma­tique du par­cours impo­sé. Nous avons recueilli les pre­mières idées et impres­sions de lec­ture. Les élèves devaient pour­suivre l’explication pour aujourd’hui. Certains l’ont fait… Pas le temps de vérifier.

            Elèves [photo d'illustration Pixabay]De toute façon, pas non plus le temps de les écou­ter : je leur livre ma lec­ture linéaire ‑ins­pi­rée de leurs idées – que je vidéo-pro­jette au tableau (ouf ça fonc­tionne !). Je leur « balance » les réfé­rences néces­saires à la com­pré­hen­sion, réponds ‑le plus rapi­de­ment pos­sible- aux ques­tions en espé­rant qu’il n’y en ait pas d’autres, m’interroge avec eux sur une hypo­thèse pro­po­sée par l’adorable Sidonie tout en fai­sant la gen­darme contre Grégory qui n’a tou­jours pas trou­vé son texte au bout de 25 minutes, Leïla qui bavarde et éclate de rire (Mais c’est sur le  texte madame ! Ah bon le poème d’un résis­tant pri­son­nier des Nazis la fait rire ?), Théophile et Enza qui se donnent des coups de pied sous la table, Thomas qui drague sa voi­sine, Hugo qui tente de sor­tir son por­table qui vient de son­ner (tant pis je fais sem­blant de ne pas avoir enten­du), etc. etc.

Je n’ai tou­jours pas mes codes

            Bref, nous arri­vons péni­ble­ment au 1er vers du der­nier ter­cet quand la son­ne­rie reten­tit. J’annonce qu’à cause de leur agi­ta­tion (j’ai honte de cet argu­ment fal­la­cieux…), je ne les auto­rise pas à sor­tir en récréa­tion. Pas de chance, ils sont tous incon­ti­nents ou presque, l’insurrection menace. J’autorise les sor­ties sani­taires. Ils sont donc 26 incon­ti­nents à  16 ans…

            Je conti­nue le cours bête­ment, avec les 9 res­ca­pés, à van­ter les beau­tés des trois der­niers vers du poème. Ils semblent adhérer.

            Je met­trai sur Pronote3 ma « copie » ‑pas le temps de leur faire prendre des notes- (oui mais madame moi ça fonc­tionne pas ! j’ai tou­jours pas mes codes !) en leur conseillant bien de reco­pier pour s’approprier cette ana­lyse… Peu vont le faire. Je ne pour­rai pas le vérifier.

Comment on va faire ?

            2ème heure, retour en poin­tillé du reste de la classe, j’enchaîne avec la métho­do­lo­gie de la contrac­tion de texte pour le bac (Mais ça aus­si c’est nou­veau madame, on n’a jamais fait, c’est comme la lec­ture linéaire, on sait pas faire, on n’a pas appris ça en seconde. Et la ques­tion de cor­pus pour­quoi ça n’existe plus alors qu’on l’a tra­vaillée en seconde ? ça sert à quoi ce qu’on a fait en seconde ? Comment on va faire ? On va faire plu­sieurs entrai­ne­ments ? Et si on ne com­prend pas le texte ? etc. etc.)

            Je tente de détendre l’atmosphère et de sou­rire au pre­mier rang téta­ni­sé tout en conti­nuant à faire la gen­darme. On reprend un texte de Maupassant contre la guerre décryp­té en une demi-heure avant les vacances et qu’ils devaient tra­vailler (thèses adverses/arguments/exemples). Certains l’ont fait… Pas le temps de véri­fier. 15 minutes d’analyse. Je vidéo-pro­jette (ouf ça fonc­tionne tou­jours !) une fiche méthode. Ils écoutent et posent ‑oh là là ! trop de- ques­tions. Le pre­mier rang est de plus en plus blême. J’ai per­du les deux der­niers rangs. Trois agi­ta­teurs se sont endor­mis, je décide de ne pas les réveiller avec  le sen­ti­ment, à nou­veau, de renon­cer. Tant pis. Pas le temps.

Je suis fâchée contre moi-même

Il fau­drait main­te­nant un moment de mise en pra­tique de la méthode. Mais il reste dix minutes de cours, c’est une uto­pie à laquelle je ne cède pas. Je leur pro­jette donc ma ver­sion. Ceux qui ne dorment pas, ne draguent pas, ne parlent pas à leur voisin(e), ne regardent pas dehors… écoutent, dubi­ta­tifs. On n’y arri­ve­ra JAMAIS !  Comment leur dire que ce texte ne fait que 500 mots soit la moi­tié d’un texte type bac ? Je ne leur dis pas.

            Bref la son­ne­rie reten­tit, ils se pré­ci­pitent vers la bar­rière ‑par­don la porte‑, gavés et démo­ra­li­sés pour cer­tains, pour d’autres remon­tés contre moi.

            Moi je suis épui­sée, fâchée contre moi-même d’avoir fait ain­si la méchante pour ne pas perdre de pré­cieuses minutes de cours, triste d’avoir angois­sé les gen­tils-sérieux et d’avoir à peine écou­té leurs idées sur les textes.

On ne passe pas plus de temps sur Rimbaud ?

            Heureusement, au cours pré­cé­dent, je leur ai ren­du leurs 3 exer­cices d’appropriation sur Rimbaud (j’ai deux 1ères donc 210 tra­vaux cor­ri­gés pen­dant mes « vacances » en plus des copies de mes 153 élèves au total — soit 30 de plus que l’an pas­sé pour le même nombre d’heures : 18-). Heure en demi-classe très agréable, je me suis auto­ri­sée (« on n’est pas sérieuse quand on a ?7 ans ») à lais­ser les élèves témoi­gner de leur plai­sir à la lec­ture de ces poèmes. On ne passe pas plus de temps sur Rimbaud madame ? Non déso­lée pas le temps … Quel dom­mage … Oui, quel dom­mage… et main­te­nant il faut rat­tra­per le temps gagné… non per­du : il faut qu’on aborde vite vite le roman, non les 2  romans. Ensuite ce seront les 2 pièces de théâtre puis les 2 essais,  le tout en (33–8‑2=)  23 semaines res­tantes, à rai­son de 3h de fran­çais par semaine.

            Pendant les « vacances » j’ai aus­si retra­vaillé ce que j’avais pré­pa­ré pen­dant les grandes « vacances » et relu Jules Verne en me déses­pé­rant… ils ne vont pas le lire, de toute façon ils ne vont peut-être même pas l’acheter. 8 livres dans l’année ma pauv’ dame !  Pas grave je n’aurai pas le temps de véri­fier ni de cor­ri­ger à nou­veau 210 exer­cices d’appropriation.

            Oh mince ! Aujourd’hui, je devais aus­si revoir le point de gram­maire sur les PSC CC4 : comme ils n’ont pas fait le pro­gramme de seconde, les Propositions ils ont du mal à se rap­pe­ler de quoi il s‘agit…

            Allez, je vais aller me faire conso­ler en salle des profs…

            Saperlipopette tout le monde pleure…

La réforme va broyer les plus faibles

Chartres, 30-03-2019 : Manifestation contre la réforme Blanquer

            Je n’en veux pas à mes élèves, ils ont 16 ans, ils sont le fruit de notre socié­té. J’en veux à cette réforme, pro­fon­dé­ment et à ceux qui la portent, au pro­jet de socié­té qu’elle étaye. Elle va broyer les plus faibles, ceux du der­nier rang que je n’ai pas réveillés ce 7 novembre mais aus­si ceux de devant, labo­rieux, qui vou­draient tant mais qui ont besoin qu’on les aide. Elle va décou­ra­ger des ensei­gnants qui croient en leur mis­sion de ser­vice public, en une école publique, laïque, répu­bli­caine, qui donne sa chance à cha­cun, l’accompagne, avec exi­gence et ambi­tion certes mais en se don­nant les moyens de l’être. Dans l’intérêt de cha­cun des jeunes citoyens en deve­nir dont elle a la charge. Pas une école inféo­dée aux dic­tats éco­no­miques et aux enjeux d’une poli­tique poli­ti­cienne qui trie et sélectionne.

            Une école qui éveille tous les esprits au monde, aux savoirs, aux arts, à la beau­té des choses.

                                               R.M. (plus de 20 ans d’expérience et d’amour de ce métier).

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  1. Épreuves com­munes de contrôle continu.
  2. Sciences et Technologies du Management et de la Gestion.
  3. Logiciel de vie sco­laire consul­table par les élèves et leurs parents.
  4. Propositions subor­don­nées conjonc­tives Compléments circonstanciels.