Hirak en Algérie : un témoignage de première main (1/2)
Fin décembre 2019 et début janvier 2020, notre camarade grenoblois d’Ensemble!, Jean-François Le Dizès, a séjourné en Algérie où il a pu prendre le pouls du pays, ou au moins des villes dans lesquelles il s’est rendu (à Alger et en Kabylie). Son séjour a été perturbé par une assignation à résidence puis une expulsion ! (Lire son récit ici) Néanmoins, de retour, il en a fait un compte rendu, témoignage de première main, qui nous permet de mieux comprendre le mouvement qui secoue l’Algérie depuis bientôt un an. Nous sommes heureux de publier son témoignage. Nous l’en remercions.
Remarques : Pour faciliter la compréhension de nos lecteurs qui ne sont pas forcément familiers du contexte algérien, nous avons ajouté quelques notes aux siennes qui sont en rouge. C’est Jean-François Le Dizès qui a pris les photos illustrant cet article.
Algérie : le Hirak contre la caste des militaires (1/2)
Pour la quinzième fois je me suis rendu en Algérie. J’y avais été notamment coopérant à Sour El Ghozlane, où j’avais enseigné les mathématiques. Durant mon séjour de trois semaines, après une journée passée à Alger j’ai séjourné à Sour El Ghozlane où j’ai retrouvé de nombreuses connaissances, puis à Tizi Ouzou où j’ai pu me rendre compte de ce qu’était le hirak (1) en Kabylie.
Des manifestations enthousiastes
Commencé à la suite de l’annonce faite en février 2019 par le président sortant Bouteflika de briguer un cinquième mandat de président de la République, le « Hirak » a passé le jour de l’an sans encombre. Il consiste en des manifestations dans toutes les villes algériennes chaque vendredi après la prière à la mosquée, en milieu de journée. Aux trois de ces manifestations auxquelles j’ai assisté (une à Alger et deux à Tizi Ouzou [135 000 habitants en 2008(2)]) et qui étaient les 45e, 46e et 47e éditions, j’ai constaté que la participation et surtout l’ardeur des manifestants étaient toujours fortes. J’explique cette persistance par de nombreuses rancœurs et frustrations accumulées depuis des décennies contre le régime politique. Un jeune militant m’a dit que la cause première du hirak était la non-écoute du pouvoir. Dans les cortèges les slogans scandés collectivement et les chansons étaient continuellement émis par les manifestants. Ceux-ci portaient de très nombreuses pancartes. Le message le plus émis était : « État civil et non militaire ». On pouvait entendre « Y en a mare des généraux », ou lire « Système dégage », « Le hirak est pour sonner le glas de la mafia », « Le peuple va faire chuter le pouvoir », « Tebboune (3), président truqué ». On faisait beaucoup référence aux martyres de la guerre d’Algérie, notamment à Ali Lapointe, héros de la bataille d’Alger dont on pouvait voir l’effigie sur un drap, et à Aban Ramdan, un des cerveaux du congrès de la Soummam du FLN (1956) (4), assassiné l’année suivante par ses compères pour avoir prôné la prédominance du politique sur le militaire. On pouvait lire aussi « Nous sommes les enfants d’Amirouche (5)». Si à Alger, le drapeau algérien était souvent exposé, à Tizi-Ouzou il était concurrencé par celui amazigh (6). De nombreux slogans et pancartes exprimaient la solidarité envers les prisonniers politiques. À Alger, quelques manifestants avaient couvert un de leurs yeux d’un morceau de papier faisant ainsi allusion à ceux qui avaient perdu un œil lors de la répression policière dans des manifestations précédentes. Les revendications de l’État de droit et de l’indépendance de la justice à l’égard du gouvernement étaient également très présentes. S’il n’y avait aucune revendication sociale, économique, écologique ou sociétale, c’est parce que le hirak s’est donné comme unique objectif la chute du régime politique mis en place à l’indépendance du pays et dominé depuis ce moment-là par les militaires. De même, les allusions à la religion musulmane étaient extrêmement restreintes, la laïcité s’imposant.
Lors d’arrêts de cortège provoqués notamment par les embouteillages humains, de petits forums informels se déroulaient ici ou là.
Si au début, le mouvement a été lancé par les jeunes, aujourd’hui dans les manifestations j’ai pu voir des gens de tous âges. À Alger, les femmes étaient relativement nombreuses : environ un quart de l’ensemble des manifestants.
Pour tenter d’empêcher la foule de rejoindre la manifestation d’Alger, il n’y a les vendredis ni métro, ni tramway, ni trains. Ainsi, le jour de mon arrivée je n’ai pas pu prendre le train pour aller de l’aéroport au centre-ville. De même les routes menant à Alger sont ce jour-là filtrées par des barrages policiers qui empêchent les automobiles non-immatriculées dans la wilaya (7) de la capitale d’entrer dans la ville. Ces mesures n’empêchent pas des manifestants de venir de loin à pied : par exemple, certains viennent d’El Harrach qui est située à 11 km du centre d’Alger.
Tirant les leçons du passé, notamment celle de la « décennie noire » (8), le hirak a inscrit dans son gène le pacifisme. Alors que les trois manifestations auxquelles j’ai pu assister n’ont donné lieu à aucun affrontement avec la police, qui pourtant à Alger était en force, dans d’autres villes durant mon séjour les marches ont été interdites, même si dans certain cas elles ont pu avoir lieu malgré la répression policière. Ce fut notamment le cas à Annaba et à Sidi Bel Abbès. Dans certaines villes comme Constantine, les manifestants pacifistes sont attaqués par les « baltaguia », groupes de personnes à la solde du pouvoir jamais contrecarrés par la police.
À Tizi Ouzou, j’ai pu voir la manifestation hebdomadaire du mardi soir des jeunes. Elle était nettement moins fournie que celles du vendredi. Un des slogans était : « Libération de Fersaoui Abdelouhab », président du RAJ (Rassemblement Action Jeunesse), incarcéré.
Le journaliste de « Liberté » que j’ai rencontré m’a expliqué qu’à Tizi Ouzou, jusqu’à l’été dernier, chaque corporation (journalistes, médecins, avocats, juges…) avait son jour de la semaine de manifestation, indépendamment de celles des vendredis et des mardis.
Si à Alger, en début de mouvement les étudiants ont fait deux mois de grève, la grève générale lancée dans la production n’a pas été suivie. Aujourd’hui, à Tizi Ouzou, en semaine, la vie économique n’est nullement perturbée.
Une répression sournoise
Si la police frappe parfois les manifestations, y compris avec des tasers, la répression du Hirak se fait surtout en douceur : on va cueillir les militants chez eux pour les incarcérer pour ensuite éventuellement les faire passer devant les tribunaux. Ainsi, j’ai été interpellé par la police le soir de ma visite de la manifestation du 27 décembre. Les policiers sont venus me trouver dans ma chambre d’hôtel de Tizi Ouzou et m’ont demandé de les suivre avec toutes mes affaires. Une fois arrivé au commissariat central, ils ont fouillé toutes mes affaires. Ils m’ont surtout reproché d’avoir pris des photos de la manifestation, ce qui est interdit aux étrangers, me dirent-ils. « Cent fois » je leur ai demandé le texte de loi indiquant que cet acte était répréhensible ; ils ne me l’ont jamais montré… Plus tard ils me reprocheront aussi d’avoir parlé avec des manifestants. Ils m’ont confisqué mon passeport, m’ont obligé de rester à Tizi Ouzou et ont fini par m’expulser du territoire au bout de 14 jours ! (9)
Mon histoire n’est que l’arbre qui cache la forêt des arrestations. De la fin février au 30 novembre il y a eu un millier d’interpellations et 200 emprisonnements pour des raisons politiques. À la veille de l’élection présidentielle, entre les 8 et 12 décembre, il y a eu un autre millier d’interpellations(10).
Le mode de répression à l’algérienne n’est possible qu’avec un fort contingent d’« indics », notamment lors des manifestations. On a bien affaire aujourd’hui à un État policier. À Tizi Ouzou, j’ai pu constater qu’en dehors des manifestations, beaucoup de gens, y compris des militants, avaient peur, comme avant 1988, de parler de politique avec moi.
Alors qu’à Tizi Ouzou, exhiber le drapeau amazigh n’est nullement réprimandé, à Alger il fait l’objet de nombreuses condamnations à des peines de prison. Cette différence s’explique par la différence de rapport de force sur la question selon le lieu. À Skikda, où le hirak n’est pas très fort, durant mon séjour, quatre manifestants ont été poursuivis pour « attroupement non armé ». La police et le régime ne s’inventent-ils pas des lois à l’occasion ?
Parmi les personnes condamnées à des peines de prison on trouve des défenseurs des Droits de l’Homme comme Kaddour Chouicha et Karim Tabou ; le délit de ce dernier étant « d’avoir tenu des propos critiques sur l’institution militaire lors d’un meeting ». Les artistes sont particulièrement visés par la répression.
(À suivre)
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- En arabe : Mouvement.
- Source Wikipédia.
- Abdelmadjid Tebboune, président de la République algérienne suite à l’élection du 12 décembre 2019 qui a connu plus de 60% d’abstentions.
- Le congrès de la Soummam est l’acte majeur structurant de la révolution algérienne, s’est tenu pour structurer et organiser la révolution, lui donner une assise nationale et révolutionnaire et lui assurer une présence sur le plan international. (Wikipedia)
- Amirouche Aït Hamouda, colonel de l’Armée de libération nationale (ALN) et chef de la Wilaya III pendant la guerre d’indépendance.
- Berbère.
- Division administrative.
- 1991–2002 : conflit armé entre le gouvernement algérien et l’Armée islamique du salut (AIS) et le Groupe islamique armé (GIA) qui a fait entre 60 000 et 150 000 morts selon les estimations.
- Pour lire le récit détaillé des ennuis de l’auteur, cliquez ici.
- Selon le quotidien « El Watan » d’Alger.