Valeur du point :
Nouvelles entourloupes
La réforme des retraites a donné lieu depuis de longs mois à de si nombreux mensonges, approximations, changements de pied, subtilités en tous genres et autres habiletés de la part du gouvernement que l’on pensait désormais tout connaître du projet officiel. Et qu’au moins, le Parlement pourrait voter en connaissance de cause. Erreur ! Dans cette liste interminable des ruses utilisées par le pouvoir, il va falloir compter avec une autre, sans doute la plus spectaculaire de toutes : la valeur du point – paramètre absolument décisif de la retraite pour tous les Français qui veulent légitimement savoir si le pouvoir d’achat de leur pension baissera ou non – ne sera pas indexée, comme l’avait promis Édouard Philippe sur les salaires, mais sur un autre indicateur, celui du revenu moyen d’activité par tête, qui présente l’inconvénient majeur… de ne pas encore exister !
L’embrouille
Ce changement de pied a donc tout de l’embrouille, pour au moins trois raisons. Primo, le gouvernement construit ainsi sa réforme sur un nouveau mensonge. Deuzio, il va demander à l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSÉÉ) de bricoler un nouvel indicateur, ce qui pourrait contrevenir aux règles d’indépendance de l’Institut. Et puis, tertio, cela veut donc dire que le Parlement va être amené à se prononcer sur la réforme des retraites sans en connaître l’une des principales modalités, ce qui est démocratiquement très inquiétant.
Un mensonge ! Il n’y a de fait pas d’autres mots pour qualifier le revirement du gouvernement. On se souvient en effet que dans les semaines précédant l’annonce par le premier ministre du détail de sa réforme des retraites par points, la controverse publique a beaucoup porté sur la valeur du point, précisément, et sur les modalités d’indexation du point qui seraient retenues. Tout le monde avait en effet en mémoire le précédent suédois : sous le coup de la crise financière, la valeur du point avait brutalement été abaissée, et les pensions avaient enregistré une chute vertigineuse de leur pouvoir d’achat.
Engagement non tenu
Et tout le monde aussi avait en mémoire la confidence faite par François Fillon en 2016, pendant la campagne présidentielle, devant un parterre de patrons amusés, leur racontant le tour de passe-passe autour de la valeur du point qu’autorisait ce type de réforme.
Alors, au plus fort de la crise sociale, Édouard Philippe avait pris un engagement solennel, le 11 décembre, le jour où il avait dévoilé les principales mesures de sa réforme des retraites par points : il avait fait la promesse que le pouvoir d’achat du point serait garanti.
L’engagement avait même été beaucoup plus précis que cela : « La loi prévoira une règle d’or pour que la valeur des points acquis ne puisse pas baisser et avec une indexation non pas sur les prix mais sur les salaires, qui progressent plus vite que l’inflation en France », avait assuré le premier ministre.
Nouvel indicateur
Or, deux mois sont tout juste passés que déjà le gouvernement se dédit et annonce une nouvelle règle d’indexation… mystérieuse. C’est le secrétaire d’État chargé des retraites, Laurent Pietraszewski, qui en a fait l’annonce, vendredi, devant la commission spéciale de l’Assemblée nationale chargée d’examiner le projet de loi du gouvernement. Il a en effet indiqué qu’un « nouvel indicateur » de l’Insee sur « l’évolution du revenu moyen par tête » sera nécessaire pour calculer la valeur du point du futur système de retraites. Sous les critiques de l’opposition et notamment du socialiste Boris Vallaud le taxant d’« amateurisme », il a admis qu’il s’agissait d’un « indicateur » qui « aujourd’hui n’existe pas » et qui reste « à créer ». Et il a essayé de se justifier en avançant cet argument : « Il est intéressant de le créer, parce qu’il n’y a pas que les salariés qui vont être concernés par cette dynamique de revalorisation. Le point ne va pas concerner que les salariés, mais l’ensemble des Français, les revenus des indépendants, des fonctionnaires. Il est donc juste et objectif de constituer un indicateur qui concerne toutes ces populations », a‑t-il expliqué. […]
L’INSÉÉ instrumentalisé
Seulement, en plus du mensonge public qu’il révèle sur un point absolument majeur de la réforme, ce souhait du gouvernement pose une cascade de problèmes.
Le premier de ces problèmes concerne l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSÉÉ) à qui le gouvernement veut s’adresser pour lui demander de bricoler ce nouvel indicateur. Car de par ses statuts, l’Insee est un institut indépendant. […] On comprend bien les raisons de ces principes : l’indépendance des statisticiens est le gage de l’honnêteté des chiffres qu’ils produisent, sur lesquels sont souvent adossées d’innombrables règles d’indexation qui rythment la vie économique (salaire, Smic, loyers, etc.).
L’honnêteté des chiffres est aussi la garantie d’un débat démocratique sérieux : dans les controverses sur le chômage, le pouvoir d’achat ou la pauvreté, l’INSÉÉ sert de garde-champêtre indispensable, permettant un échange de bonne foi. […]Alors si la « conception » même d’une statistique relève des seules prérogatives de l’Insee, comment le gouvernement compte-t-il s’y prendre pour demander à l’institut de produire de nouveaux chiffres ?
Le Parlement dans le flou
Car d’ailleurs, pourquoi faudrait-il un nouvel indicateur ? Il y a, déjà, pléthore d’indicateurs de pouvoir d’achat calculés par l’Insee. […] Cela sent naturellement « l’embrouille » […] C’est d’autant plus vrai que l’indexation, pour l’instant inconnue, ne fonctionnerait naturellement qu’à la condition que l’équilibre financier prévu du régime des retraites soit respecté. Mais si d’aventure, cet équilibre était rompu et si les pensions pesaient plus que les 14 % du PIB prévus, l’indexation serait aussitôt remise en cause. « Embrouille à tous les étages » […]
Et l’embrouille apparaît d’autant plus grave que, du même coup, le Parlement est donc convié à se prononcer sur une réforme majeure qui va peser sur la vie sociale du pays pendant de très longues décennies, alors même que l’un de ses dispositifs clefs, celui dont dépendra le niveau des retraites, et leur pouvoir d’achat, est pour l’instant inconnu.
Laurent Mauduit, mediapart (10/02/2020)
Retrouvez l’intégralité de l’article sur mediapart.fr