Seize brèves réflexions contre la terreur et l’obscurantisme, en hommage à Samuel Paty

Les lignes qui suivent ont été ins­pi­rées par la nou­velle atroce de la mise à mort de mon col­lègue, Samuel Paty, et par la dif­fi­cile semaine qui s’en est sui­vie. En hom­mage à un ensei­gnant qui croyait en l’éducation, en la rai­son humaine et en la liber­té d’expression, elles pro­posent une quin­zaine de réflexions appe­lant, mal­gré l’émotion, à pen­ser le pré­sent, et en débattre, avec rai­son. Ces réflexions ne pré­tendent évi­dem­ment pas incar­ner la pen­sée de Samuel Paty, mais elles sont écrites pour lui, au sens où l’effort de pen­sée, de dis­cer­ne­ment, de nuances, de rai­son, a été fait en pen­sant à lui, et pour lui rendre hom­mage. Continuer de pen­ser libre­ment, d’exprimer, d’échanger les argu­ments, me parait le meilleur des hommages.

1. Il y a d’abord eu, en appre­nant la nou­velle, l’horreur, la tris­tesse, la peur, devant le crime com­mis, et des pen­sées pour les proches de Samuel Paty, ses col­lègues, ses élèves, toutes les com­mu­nau­tés sco­laires de France et, au-delà, toute la com­mu­nau­té des humains bou­le­ver­sés par ce crime. Puis s’y est mêlée une rage cau­sée par tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, et avant même d’en savoir plus sur les tenants et abou­tis­sants qui avaient mené au pire, se sont empres­sés de dégai­ner des kits théo­riques ten­dant à mini­mi­ser l’atrocité du crime ou à dis­soudre toute la res­pon­sa­bi­li­té de l’assassin (ou pos­si­ble­ment des assas­sins) dans des enti­tés exces­si­ve­ment exten­sibles (que ce soit « l’islamisation » ou « l’islamophobie ») – sans comp­ter ceux qui ins­tru­men­ta­lisent l’horreur pour des agen­das qu’on connait trop bien : réta­blis­se­ment de la peine de mort, chasse aux immigré.e.s, chasse aux musulman.e.s.

2. Il y a ensuite eu une peur, ou des peurs, en voyant repar­tir tel­le­ment vite, et à la puis­sance dix, une forme de réac­tion gou­ver­ne­men­tale qui a de longue date fait les preuves de son inef­fi­ca­ci­té (contre la vio­lence ter­ro­riste) et de sa noci­vi­té (pour l’état du vivre-ensemble et des droits humains) : au lieu d’augmenter comme il faut les moyens poli­ciers pour enquê­ter plus et mieux qu’on ne le fait déjà, pour sur­veiller, remon­ter des filières bien ciblées et les déman­te­ler, mais aus­si assu­rer en temps réel la pro­tec­tion des per­sonnes qui la demandent, au moment où elles la demandent, on fait du spec­tacle avec des boucs émissaires.

Une sourde appré­hen­sion s’est donc mêlée à la peine, face au défer­le­ment d’injures, de menaces et d’attaques isla­mo­phobes, anti-immi­grés et anti-tchét­chènes qui a tout de suite com­men­cé, mais aus­si face à l’éventualité d’autres atten­tats qui pour­raient adve­nir dans le futur, sur la pré­ven­tion des­quels, c’est le moins que je puisse dire, toutes les éner­gies gou­ver­ne­men­tales ne me semblent pas concentrées.

3. Puis, au fil des lec­tures, une gêne s’est ins­tal­lée, concer­nant ce que, sur les réseaux sociaux, je pou­vais lire, « dans mon camp » cette fois-ci – c’est-à-dire prin­ci­pa­le­ment chez des gens dont je par­tage plus ou moins une cer­taine concep­tion du com­bat anti­ra­ciste. Ce qui tout d’abord m’a gêné fut le fait d’énoncer tout de suite des ana­lyses expli­ca­tives alors qu’au fond on ne savait à peu près rien sur le détail des faits : quel com­por­te­ment avait eu pré­ci­sé­ment Samuel Paty, en mon­trant quels des­sins, quelles inter­ac­tions avaient eu lieu après-coup avec les élèves, avec les parents, qui avait pro­tes­té et en quels termes, sous quelles forme, qui avait enve­ni­mé le conten­tieux et com­ment s’était pro­duit l’embrasement des réseaux sociaux, et enfin quel était le pro­fil de l’assassin, quel était son vécu russe, tchét­chène, fran­çais – son vécu dans toutes ses dimen­sions (fami­liale, socio-éco­no­mique, sco­laire, médi­cale), sa socia­bi­li­té et ses accoin­tances (ou absences d’accointances) reli­gieuses, poli­tiques, délin­quantes, terroristes ?

J’étais gêné par exemple par le fait que soit sou­vent vali­dée a prio­ri, dès les pre­mières heures qui sui­virent le crime, l’hypothèse que Samuel Paty avait « décon­né », alors qu’on n’était même pas cer­tain par exemple que c’était le des­sin dégou­tant du pro­phète cul nu (j’y revien­drai) qui avait été mon­tré en classe (puisqu’on lisait aus­si que le pro­fes­seur avait dépo­sé plainte « pour dif­fa­ma­tion » suite aux accu­sa­tions pro­fé­rées contre lui), et qu’on ne savait rien des condi­tions et de la manière dont il avait agen­cé son cours.

4. Par ailleurs, dans l’hypothèse (qui a fini par se confir­mer) que c’était bien ce des­sin, effec­ti­ve­ment pro­blé­ma­tique (j’y revien­drai), qui avait ser­vi de déclen­cheur ou de pré­texte pour la cam­pagne contre Samuel Paty, autre chose me gênait. D’abord cet oubli : mon­trer un des­sin, aus­si pro­blé­ma­tique soit-il, obs­cène, gros­sier, de mau­vais goût, ou même raciste, peut très bien s’intégrer dans une démarche péda­go­gique, par­ti­cu­liè­re­ment en cours d’histoire – après tout, nous mon­trons bien des cari­ca­tures anti-juives ignobles quand nous étu­dions la mon­tée de l’antisémitisme, me confiait un col­lègue his­to­rien, et cela ne consti­tue évi­dem­ment pas en soi une pure et simple per­pé­tua­tion de l’offense raciste. Les deux cas sont dif­fé­rents par bien des aspects, mais dans tous les cas tout se joue dans la manière dont les docu­ments sont pré­sen­tés et ensuite col­lec­ti­ve­ment com­men­tés, ana­ly­sés, cri­ti­qués. Or, sur ladite manière, en l’occurrence, nous sommes res­tés long­temps sans savoir ce qui exac­te­ment s’était pas­sé, et ce que nous avons fini par appendre est que Samuel Paty n’avait pas eu d’intention maligne : il s’agissait vrai­ment de dis­cu­ter de la liber­té d’expression, autour d’un cas par­ti­cu­liè­re­ment litigieux.

5. En outre, s’il s’est avé­ré ensuite, dans les récits qui ont pu être recons­ti­tués (notam­ment dans Libération), que Samuel Paty n’avait fait aucun usage mal­veillant de ces cari­ca­tures, et que les parents d’élèves qui s’étaient au départ inquié­tés l’avaient assez rapi­de­ment et faci­le­ment com­pris après dis­cus­sion, s’il s’est avé­ré aus­si qu’au-delà de cet épi­sode par­ti­cu­lier, Samuel Paty était un pro­fes­seur très impli­qué et appré­cié, cha­leu­reux, bla­gueur, il est dom­ma­geable que d’emblée, il n’ait pas été mar­te­lé ceci, aus­si bien par les incon­di­tion­nels de l’ « esprit Charlie » que par les per­sonnes légi­ti­me­ment cho­quées par cer­taines des cari­ca­tures : que même dans le cas contraire, même si le pro­fes­seur avait « décon­né », que ce soit un peu ou beau­coup, que même s’il avait man­qué de pré­cau­tions péda­go­giques, que même s’il avait inten­tion­nel­le­ment cher­ché à bles­ser, bref : que même s’il avait été un « mau­vais prof », hau­tain, fumiste, ou même raciste, rien, abso­lu­ment rien ne jus­ti­fiait ce qui a été commis.

Je me doute bien que, dans la plu­part des réac­tions à chaud, cela allait sans dire, mais je pense que, dans le monde où l’on vit, et où se passent ces hor­reurs, tout désor­mais en la matière (je veux dire : en matière de mise à dis­tance de l’hyper-violence) doit être dit, par­tout, même ce qui va sans dire.

En d’autres termes, même si l’on juge néces­saire de rap­pe­ler, à l’occasion de ce crime et des dis­cus­sions qu’il relance, qu’il est bon que tout ne soit pas per­mis en matière de liber­té d’expression, cela n’est selon moi tenable que si l’on y adjoint un autre rap­pel : qu’il est bon aus­si que tout ne soit pas per­mis dans la manière de limi­ter la liber­té d’expression, dans la manière de réagir aux dis­cours offen­sants, et plus pré­ci­sé­ment que doit être abso­lu­ment pros­crit le recours à la vio­lence phy­sique, a for­tio­ri au meurtre. Nous sommes mal­heu­reu­se­ment en un temps, je le répète, où cela ne va plus sans dire.

6. La remarque qui pré­cède est, me semble-t-il, le grand non-dit qui manque le plus dans tout le débat public tel qu’il se pola­rise depuis des années entre les « Charlie », incon­di­tion­nels de « la liber­té d’expression », et les « pas Charlie », sou­cieux de poser des « limites » à la « liber­té d’offenser » : ni la liber­té d’expression ni sa néces­saire limi­ta­tion ne doivent en fait être posées comme l’impératif caté­go­rique et fon­da­men­tal. Les deux sont plai­dables, mais dans un espace de parole sou­mis à une autre loi fon­da­men­tale, sur laquelle tout le monde pour­rait et devrait se mettre d’accord au préa­lable, et qui est le refus abso­lu de la vio­lence physique.

Moyennant quoi, dès lors que cette loi fon­da­men­tale est res­pec­tée, et expres­sé­ment rap­pe­lée, la liber­té d’expression, à laquelle Samuel Paty était si atta­ché, peut et doit impli­quer aus­si le droit de dire qu’on juge cer­taines cari­ca­tures de Charlie Hebdo odieuses :

- celles par exemple qui amal­gament le pro­phète des musul­mans (et donc – par une inévi­table asso­cia­tion d’idées – l’ensemble des fidèles qui le vénèrent) à un ter­ro­riste, en le figu­rant par exemple sur­ar­mé, le nez cro­chu, le regard exor­bi­té, la mine pati­bu­laire, ou coif­fé d’un tur­ban en forme de bombe ;

- celle éga­le­ment qui blesse gra­tui­te­ment les croyants (et les croyants lamb­da, tolé­rants, non-vio­lents, tout autant voire davan­tage que des « dji­ha­distes » avides de pré­textes à faire cou­ler le sang), en repré­sen­tant leur pro­phète cul nul, tes­ti­cules à l’air, une étoile musul­mane à la place de l’anus ;

- celle qui ani­ma­lise une syn­di­ca­liste musul­mane voi­lée en l’affublant d’un faciès de singe ;

- celle qui annonce « une rou­maine » (la joueuse Simona Halep), gagnante de Roland-Garros, et la repré­sente en rom au phy­sique dis­gra­cieux, bran­dis­sant la coupe et criant « fer­raille ! ferraille ! » ;

- celle qui nous demande d’imaginer « le petit Aylan », enfant de migrants kurdes retrou­vé mort en médi­ter­ra­née, « s’il avait sur­vé­cu », et nous le montre deve­nu « tri­po­teur de fesses en Allemagne » (suite à une série de viols com­mis à Francfort) ;

- celle qui repré­sente les esclaves sexuelles de Boko Haram, voi­lées et enceintes, en train de gueu­ler après leurs « allocs » ;

- celle qui fan­tasme une inva­sion ou une « isla­mi­sa­tion » en forme de « grand rem­pla­ce­ment », par exemple en nous mon­trant un musul­man bar­bu dont la barbe déme­su­rée enva­hit toute la page de Une, mal­gré un minus­cule Macron lut­tant « contre le sépa­ra­tisme », armé de ciseaux, mais ne par­ve­nant qu’à en cou­per que quelques poils ;

- celle qui ali­mente le même fan­tasme d’invasion en figu­rant un Macron, décla­rant que le port du fou­lard par des femmes musul­manes « ne le regarde pas » en tant que pré­sident, tan­dis que le reste de la page n’est occu­pé que par des femmes voi­lées, avec une légende digne d’un tract d’extrême droite : « La République isla­mique en marche ».

Sur cha­cun de ces des­sins, publiés en Une pour la plu­part, je pour­rais argu­men­ter en détail, pour expli­quer en quoi je les juge odieux, et sou­vent racistes. Bien d’autres exemples pour­raient d’ailleurs être évo­qués, comme une cou­ver­ture publiée à l’occasion d’un atten­tat meur­trier com­mis à Bruxelles en mars 2016 et reven­di­qué par Daesh (ayant entraî­né la mort de 32 per­sonnes et fait 340 bles­sés), et figu­rant de manière pour le moins cho­quante le chan­teur Stromae, orphe­lin du géno­cide rwan­dais, en train de chan­ter « Papaoutai » tan­dis que vol­tigent autour de lui des mor­ceaux de jambes et de bras déchi­que­tés ou d’oeil exor­bi­té. La liste n’est pas exhaus­tive, d’autres unes pour­raient être évo­quées – celles notam­ment qui nous invitent à rigo­ler (on est ten­té de dire rica­ner) sur le sort des femmes vio­lées, des enfants abu­sés, ou des peuples qui meurent de faim.

On a le droit de détes­ter cet humour, on a le droit de consi­dé­rer que cer­taines de ces cari­ca­tures incitent au mépris ou à la haine raciste ou sexiste, entre autres griefs pos­sibles, et on a le droit de le dire. On a le droit de l’écrire, on a le droit d’aller le dire en jus­tice, et même en mani­fes­ta­tion. Mais – cela allait sans dire, l’attentat de jan­vier 2015 oblige désor­mais à l’énoncer expres­sé­ment – quel que soit tout le mal qu’on peut pen­ser de ces des­sins, de leur bru­ta­li­té, de leur indé­li­ca­tesse, de leur méchan­ce­té gra­tuite envers des gens sou­vent dému­nis, de leur racisme par­fois, la vio­lence sym­bo­lique qu’il exercent est sans com­mune mesure avec la vio­lence phy­sique extrême que consti­tue l’homicide, et elle ne sau­rait donc lui appor­ter le moindre com­men­ce­ment de jus­ti­fi­ca­tion.

On a en somme le droit de dénon­cer avec la plus grande vigueur la vio­lence sym­bo­lique des cari­ca­tures quand on la juge illé­gi­time et nocive, car elle peut l’être, à condi­tion tou­te­fois de dire désor­mais ce qui, je le répète, aurait dû conti­nuer d’aller sans dire mais va beau­coup mieux, désor­mais, en le disant : qu’aucune vio­lence sym­bo­lique ne jus­ti­fie l’hyper-violence phy­sique. Cela vaut pour les pires des­sins de Charlie comme pour les pires répliques d’un Zemmour ou d’un Dieudonné, comme pour tout ce qui nous offense – du plu­tôt dou­teux au par­fai­te­ment abject.

Que reste-t-il en effet de la liber­té d’expression si l’on défend le droit à la cari­ca­ture mais pas le droit à la cri­tique des cari­ca­tures ? Que devient le débat démo­cra­tique si toute cri­tique radi­cale de Charlie aujourd’hui, et qui sait de de Zemmour demain, de Macron après-demain, est d’office assi­mi­lée à une inci­ta­tion à la vio­lence, donc à de la com­pli­ci­té de ter­ro­risme, donc proscrite ?

Mais inver­se­ment, que devient cet espace démo­cra­tique si la dénon­cia­tion de l’intolérable et l’appel à le faire ces­ser ne sont pas pré­cé­dés et tem­pé­rés par le rap­pel clair et expli­cite de l’interdit fon­da­men­tal du meurtre ?

7. Autre chose m’a gêné dans cer­taines ana­lyses : l’interrogation sur les « vrais res­pon­sables », for­mu­la­tion qui laisse entendre que « der­rière » un res­pon­sable « appa­rent » (l’assassin) il y aurait « les vrais res­pon­sables », qui seraient d’autres que lui. Or s’il me parait bien sûr néces­saire d’envisager dans toute sa force et toute sa com­plexi­té l’impact des déter­mi­nismes sociaux, il est pro­blé­ma­tique de dis­soudre dans ces déter­mi­nismes toute la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle de ce jeune de 18 ans – ce que la socio­lo­gie ne fait pas, contrai­re­ment à ce que pré­tendent cer­tains polé­mistes, mais que cer­tains dis­cours peuvent par­fois faire.

Que cha­cun s’interroge tou­jours sur sa pos­sible res­pon­sa­bi­li­té est plu­tôt une bonne chose à mes yeux, si tou­te­fois on ne pousse pas le zèle jusqu’à un « on est tous cou­pables » qui dis­sout toute culpa­bi­li­té réelle et arrange les affaires des prin­ci­paux cou­pables. Ce qui m’a gêné est l’enchaînement de ques­tions qui, en réponse à la ques­tion « qui a tué ? », met comme en concur­rence, à éga­li­té, d’une part celui qui a effec­ti­ve­ment com­mis le crime, et d’autre part d’autres per­sonnes ou groupes sociaux (la direc­tion de l’école, la police, le père d’élève ayant lan­cé la cam­pagne publique contre Samuel Paty sur Youtube, sa fille qui semble l’avoir induit en erreur sur le dérou­le­ment de ses cours) qui, quel que soit leur niveau de res­pon­sa­bi­li­té, n’ont en aucun cas « tué » – la dis­tinc­tion peut paraitre simple, voire sim­pliste, mais me parait, pour ma part, cru­ciale à maintenir.

8. Ce qui m’a gêné, aus­si, et même écoeu­ré lorsque l’oubli était assu­mé, et que « le sys­tème » néo­li­bé­ral et isla­mo­phobe deve­nait « le prin­ci­pal res­pon­sable », voire « l’ennemi qu’il nous faut com­battre », au sin­gu­lier, ce fut une absence, dans la liste des per­sonnes ou des groupes sociaux pou­vant, au-delà de l’individu Abdoullakh Abouyezidovitch, se par­ta­ger une part de res­pon­sa­bi­li­té. Ce qui me gêna fut l’oubli ou la mino­ra­tion du rôle de l’entourage plus ou moins immé­diat du tueur – qu’il s’agisse d’un groupe ter­ro­riste orga­ni­sé ou d’un groupe plus infor­mel de proches ou de moins proches (via les réseaux sociaux), sans oublier, bien enten­du, l’acolyte de l’irresponsable « père en colère » : un cer­tain Abdelhakim Sefrioui, entre­pre­neur de haine pour­tant bien connu, démas­qué et ostra­ci­sé de longue date dans les milieux mili­tants, à com­men­cer par les milieux pro-pales­ti­niens et la mili­tance anti-islamophobie.

Je connais les tra­vaux socio­lo­giques qui cri­tiquent à juste titre l’approche mains­tream, foca­li­sée exclu­si­ve­ment les tech­niques de pro­pa­gande des orga­ni­sa­tions ter­ro­ristes, et qui déplacent la focale sur l’étude des condi­tions sociales ren­dant audible et « effi­cace » les­dites tech­niques de pro­pa­gande. Mais jus­te­ment, on ne peut prendre en compte ces condi­tions sociales sans obser­ver aus­si com­ment elles pèsent d’une façon sin­gu­lière sur les indi­vi­dus, dont la res­pon­sa­bi­li­té n’est pas éva­cuée. Et l’on ne peut pas écar­ter, notam­ment, la res­pon­sa­bi­li­té des indi­vi­dus ou des groupes d’ « engrai­neurs », sur­tout si l’on pose la ques­tion en ces termes : « qui a tué ? ».

9. Le temps du choc, du deuil et de l’amertume « contre mon propre camp » fut cela dit para­si­té assez vite par un vacarme média­tique assour­dis­sant, char­riant son lot d’infamie dans des pro­por­tions autre­ment plus ter­ri­fiantes. Samuel Gontier, fidèle « au poste », en a don­né un aper­çu glaçant :

- des panels poli­tiques dans les­quels « l’équilibre » invo­qué par le pré­sen­ta­teur (Pascal Praud) consiste en un trio droite, droite extrême et extrême droite (LREM, Les Républicains, Rassemblement natio­nal), et où les dif­fé­rentes familles de la gauche (Verts, PS, PCF, France insou­mise, sans même par­ler de l’extrême gauche) sont tout sim­ple­ment exclues ;

- des « débats » où sont mis sérieu­se­ment à l’agenda l’interdiction du voile dans tout l’espace public, l’expulsion de toutes les femmes por­tant le fou­lard, la déchéance de natio­na­li­té pour celles qui seraient fran­çaises, la réou­ver­ture des « bagnes » « dans îles Kerguelen », le réta­blis­se­ment de la peine de mort, et enfin la « cri­mi­na­li­sa­tion » de toutes les idéo­lo­gies musul­manes conser­va­trices, « pas seule­ment le dji­ha­disme mais aus­si l’islamisme » (un peu comme si, à la suite des atten­tats des Brigades Rouges, de la Fraction Armée Rouge ou d’Action Directe, on avait vou­lu cri­mi­na­li­ser, donc inter­dire et dis­soudre toute la gauche socia­liste, com­mu­niste, éco­lo­giste ou radi­cale, sous pré­texte qu’elle par­ta­geait avec les groupes ter­ro­ristes « l’opposition au capitalisme ») ;

- des « pla­teaux » sur les­quels un Manuel Valls peut appe­ler en toute conscience et en toute tran­quilli­té, sans cau­ser de scan­dale, à pié­ti­ner la Convention Européenne des Droits Humains : « S’il nous faut, dans un moment excep­tion­nel, s’éloigner du droit euro­péen, faire évo­luer notre Constitution, il faut le faire. », « Je l’ai dit en 2015, nous sommes en guerre. Si nous sommes en guerre, donc il faut agir, frapper. ».

10. Puis, très vite, il y a eu cette offen­sive du ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin contre le CCIF (Collectif Contre l’Islamophobie en France), dénuée de tout fon­de­ment du point de vue de la lutte anti-ter­ro­riste – puisque l’association n’a évi­dem­ment pris aucune part dans le crime du 17 octobre 2020, ni même dans la cam­pagne publique (sur Youtube et Twitter) qui y a conduit.

Cette dénon­cia­tion – pro­pre­ment calom­nieuse, donc – s’est auto­ri­sée en fait d’une mon­tée en géné­ra­li­té, en abs­trac­tion et même en « nébu­lo­si­té », et d’un gros­sier sophisme : le meurtre de Samuel Paty est une atteinte aux « valeurs » et aux « ins­ti­tu­tions » de « la République », que jus­te­ment le CCIF « com­bat » aus­si – moyen­nant quoi le CCIF a « quelque chose à voir » avec ce crime et il doit donc être dis­sous, CQFD. L’accusation n’en demeure pas moins fan­tai­siste autant qu’infamante, puisque le « com­bat » de l’association, loin de viser les prin­cipes et les ins­ti­tu­tions répu­bli­caines en tant que telles, vise tout au contraire leur manque d’effectivité : toute l’activité du CCIF (c’est véri­fiable, sur le site de l’association aus­si bien que dans les rap­ports des jour­na­listes, au fil de l’actualité, depuis des années) consiste à com­battre la dis­cri­mi­na­tion en rai­son de l’appartenance ou de la pra­tique réelle ou sup­po­sée d’une reli­gion, donc à faire appli­quer une loi de la répu­blique. Le CCIF réa­lise ce tra­vail par les moyens les plus répu­bli­cains qui soient, en rap­pe­lant l’état du Droit, en pro­po­sant des média­tions ou en por­tant devant la Justice, ins­ti­tu­tion répu­bli­caine s’il en est, des cas d’atteinte au prin­cipe d’égalité, prin­cipe répu­bli­cain s’il en est.

Ce tra­vail fait donc du CCIF une ins­ti­tu­tion pré­cieuse (en tout cas dans une répu­blique démo­cra­tique) qu’on appelle un « contre-pou­voir » : en d’autres termes, un enne­mi de l’arbitraire d’État et non de la « République ». Son tra­vail d’alerte contri­bue même à sau­ver ladite République, d’elle-même pour­rait-on dire, ou plu­tôt de ses ser­vi­teurs défaillants et de ses démons que sont le racisme et la discrimination.

Il s’est rapi­de­ment avé­ré, du coup, que cette offen­sive sans rap­port réel avec la lutte anti-ter­ro­riste s’inscrivait en fait dans un tout autre agen­da, dont on avait connu les pré­misses dès le début de man­dat d’Emmanuel Macron, dans les injures vio­lentes et les ten­ta­tives d’interdiction de Jean-Michel Blanquer contre le syn­di­cat Sud édu­ca­tion 93, ou plus récem­ment dans l’acharnement hai­neux du dépu­té Robin Réda, cen­sé diri­ger une audi­tion par­le­men­taire anti­ra­ciste, contre les asso­cia­tions de sou­tien aux immi­grés, et notam­ment le GISTI (Groupe d’Information et de Soutien aux Immigrés). Cet agen­da est ni plus ni moins que la mise hors-jeu des « corps inter­mé­diaires » de la socié­té civile, et en pre­mier lieu des contre-pou­voirs que sont les asso­cia­tions anti­ra­cistes et de défense des droits humains, ain­si que les syn­di­cats, en atten­dant le tour des par­tis poli­tiques – confère, déjà, la bru­ta­li­sa­tion du débat poli­tique, et notam­ment les attaques tout à fait inouïes, contraires pour le coup à la tra­di­tion répu­bli­caine, de Gérald Darmanin contre les éco­lo­gistes (Julien Bayou, Sandra Regol et Esther Benbassa) puis contre la France insou­mise et son sup­po­sé « isla­mo-gau­chisme qui a détruit la répu­blique », ces der­nières semaines, avant donc le meurtre de Samuel Paty.

Un agen­da dans lequel figure aus­si, on vient de l’apprendre, un com­bat judi­ciaire contre le site d’information Mediapart.

11. Il y a eu ensuite l’annonce de ces « actions coup de poing » contre des asso­cia­tions et des lieux de culte musul­mans, dont le ministre de l’Intérieur lui-même a admis qu’elles n’avaient aucun lien avec l’enquête sur le meurtre de Samuel Paty, mais qu’elles ser­vaient avant tout à « adres­ser un mes­sage », afin que « la sidé­ra­tion change de camp ». L’aveu est ter­rible : l’heure n’est pas à la défense d’un modèle (démo­cra­tique, libé­ral, fon­dé sur l’État de Droit et ouvert à la plu­ra­li­té des opi­nions) contre un autre (obs­cu­ran­tiste, fas­ci­sant, fon­dé sur la ter­reur), mais à une riva­li­té mimé­tique. À la ter­reur on répond par la ter­reur, sans même pré­tendre, comme le fit naguère un Charles Pasqua, qu’on va « ter­ro­ri­ser les ter­ro­ristes » : ceux que l’on va ter­ro­ri­ser ne sont pas les ter­ro­ristes, on le sait, on le dit, on s’en contre­fout et on répond au meurtre par la bêtise et la bru­ta­li­té, à l’obscurantisme « reli­gieux » par l’obscurantisme « civil », au chaos de l’hyper-violence par le chaos de l’arbitraire d’État.

12. On cible donc des mos­quées alors même qu’on apprend (notam­ment dans la remar­quable enquête de Jean-Baptiste Naudet, dans L’Obs) que le tueur ne fré­quen­tait aucune mos­quée – ce qui était le cas, déjà, de bien d’autres tueurs lors des pré­cé­dents attentats.

On s’attaque au « sépa­ra­tisme » et au « repli com­mu­nau­taire » alors même qu’on apprend (dans la même enquête) que le tueur n’avait aucune attache ou socia­bi­li­té dans sa com­mu­nau­té – ce qui là encore a sou­vent été le cas dans le passé.

On pré­co­nise des cours inten­sifs de caté­chisme laïque dans les écoles, des for­ma­tions inten­sives sur la liber­té d’expression, avec dis­tri­bu­tion de « cari­ca­tures » dans tous les lycées, alors que le tueur était désco­la­ri­sé depuis un moment et n’avait com­men­cé à se « radi­ca­li­ser » qu’en dehors de l’école (et là encore se rejoue un sché­ma déjà connu : il se trouve qu’un des tueurs du Bataclan fut élève dans l’établissement où j’exerce, un élève dont tous les pro­fes­seurs se sou­viennent comme d’un élève sans his­toires, et dont la famille n’a pu obser­ver des mani­fes­ta­tions de « radi­ca­li­sa­tion » qu’après son bac et son pas­sage à l’université, une fois qu’il était entré dans la vie professionnelle).

Et enfin, ultime pro­tec­tion : Gérald Darmanin songe à réor­ga­ni­ser les rayons des super­mar­chés ! Il y aurait matière à rire s’il n’y avait pas péril en la demeure. On pour­rait s’amuser d’une telle absur­di­té, d’une telle incom­pé­tence, d’une telle dis­jonc­tion entre la fin et les moyens, si l’enjeu n’était pas si grave. On pour­rait sou­rire devant les ges­ti­cu­la­tions mar­tiales d’un ministre qui avoue lui-même tirer « à côté » des véri­tables cou­pables et com­plices, lorsque par exemple il ordonne des opé­ra­tions contre des ins­ti­tu­tions musul­manes « sans lien avec l’enquête ». On pour­rait sou­rire s’il ne venait pas de se pro­duire une attaque meur­trière atroce, qui advient après plu­sieurs autres, et s’il n’y avait pas lieu d’être sérieux, rai­son­nable, concen­tré sur quelques objec­tifs bien défi­nis : mieux sur­veiller, repé­rer, voir venir, mieux pré­ve­nir, mieux inter­ve­nir dans l’urgence, mieux pro­té­ger. On pour­rait se payer le luxe de se dis­per­ser et de dis­cu­ter des tenues ves­ti­men­taires ou des rayons de super­mar­ché s’il n’y avait pas des vies humaines en jeu – certes pas la vie de nos diri­geants, sur­pro­té­gés par une garde rap­pro­chée, mais celles, notam­ment, des pro­fes­seurs et des élèves.

13. Cette futi­li­té, cette fri­vo­li­té, cette bêtise serait moins cou­pable s’il n’y avait pas aus­si un gros sou­bas­se­ment de vio­lence isla­mo­phobe. Cette bêtise serait inno­cente, elle ne por­te­rait pas à consé­quence si les mises en débat du vête­ment ou de l’alimentation des diverses « com­mu­nau­tés reli­gieuses » n’étaient pas sur­dé­ter­mi­nées, depuis de longues années, par de très lourds et vio­lents sté­réo­types racistes. On pour­rait cau­ser lin­ge­rie et régime ali­men­taire si les us et cou­tumes reli­gieux n’étaient pas des stig­mates sur-exploi­tés par les racistes de tout poil, si le refus du porc ou de l’alcool par exemple, ou bien le port d’un fou­lard, n’étaient pas depuis des années des motifs récur­rents d’injure, d’agression, de dis­cri­mi­na­tion dans les études ou dans l’emploi.

Il y a donc une bêtise inson­dable dans cette mise en cause abso­lu­ment hors-sujet des com­merces ou des rayons d’ « ali­men­ta­tion com­mu­nau­taire » qui, dixit Darmanin, « flat­te­raient » les « plus bas ins­tincts », alors que (confère tou­jours l’excellente enquête de Jean-Baptiste Naudet dans L’Obs) l’homme qui a tué Samuel Paty (comme l’ensemble des pré­cé­dents auteurs d’attentats meur­triers) n’avait pré­ci­sé­ment pas d’ancrage dans une « com­mu­nau­té » – ni dans l’immigration tchét­chène, ni dans une com­mu­nau­té reli­gieuse loca­li­sée, puisqu’il ne fré­quen­tait aucune mosquée.

Et il y a dans cette bêtise une méchan­ce­té tout aus­si inson­dable : un racisme sor­dide, à l’encontre des musul­mans bien sûr, mais pas seule­ment. Il y a aus­si un mépris, une injure, un pié­ti­ne­ment de la mémoire des morts juifs – puisque par­mi les vic­times récentes des tue­ries ter­ro­ristes, il y a pré­ci­sé­ment des clients d’un com­merce com­mu­nau­taire, l’Hyper Cacher, choi­sis pour cible et tués pré­ci­sé­ment en tant que tels.

Telle est la véri­té, cruelle, qui vient d’emblée s’opposer aux élu­cu­bra­tions de Gérald Darmanin : en incri­mi­nant les modes de vie « com­mu­nau­taires », et plus pré­ci­sé­ment la fré­quen­ta­tion de lieux de culte ou de com­merces « com­mu­nau­taires », le ministre stig­ma­tise non pas les cou­pables de la vio­lence ter­ro­riste (qui se carac­té­risent au contraire par la soli­tude, l’isolement, le surf sur inter­net, l’absence d’attaches com­mu­nau­taires et de pra­tique reli­gieuse assi­due, l’absence en tout cas de fré­quen­ta­tion de lieux de cultes) mais bien cer­taines de ses vic­times (des fidèles atta­qués sur leur lieu de culte, ou de courses).

14. Puis, quelques jours à peine après l’effroyable atten­tat, sans aucune concer­ta­tion sur le ter­rain, auprès de la pro­fes­sion concer­née, est tom­bée par voie de presse (comme d’habitude) une stu­pé­fiante nou­velle : l’ensemble des Conseils régio­naux de France a déci­dé de faire dis­tri­buer un « recueil de cari­ca­tures » (on ne sait pas les­quelles) dans tous les lycées. S’il faut don­ner son sang, allez don­ner le vôtre, disait la chan­son. Qu’ils aillent donc, ces élus, dis­tri­buer eux-mêmes leurs petites bibles répu­bli­caines, sur les mar­chés. Mais non : c’est notre sang à nous, petits profs de merde, mépri­sés, sous-payés, insul­tés depuis des années, qui doit cou­ler, a‑t-il été déci­dé en haut lieu. Et pos­si­ble­ment aus­si celui de nos élèves.

Car il faut se rendre à l’évidence : si cette infor­ma­tion est confir­mée, et si nous accep­tons ce rôle de héros et mar­tyrs d’un pou­voir qui joue aux petits sol­dats de plomb avec des profs et des élèves de chair et d’os, nous deve­nons offi­ciel­le­ment la cible pri­vi­lé­giée des groupes ter­ro­ristes. À un enne­mi qui ne fonc­tionne, dans ses choix de cibles et dans sa com­mu­ni­ca­tion poli­tique, qu’au défi, au sym­bole et à l’invocation de l’honneur du Prophète, nos diri­geants répondent en toute irres­pon­sa­bi­li­té par le défi, le sym­bole, et la remise en jeu de l’image du Prophète. À quoi doit-on s’attendre ? Y sommes-nous prêts ? Moi non.

15. Comme si tout cela ne suf­fi­sait pas, voi­ci enfin que le lea­der de l’opposition de gauche, celui dont on pou­vait espé­rer, au vu de ses enga­ge­ments récents, quelques mises en garde élé­men­taires mais salu­taires contre les amal­games et la stig­ma­ti­sa­tion hai­neuse des musul­mans, n’en finit pas de nous sur­prendre ou plu­tôt de nous conster­ner, de nous hor­ri­fier, puisqu’il s’oppose effec­ti­ve­ment à la chasse aux musul­mans, mais pour nous invi­ter aus­si­tôt à une autre chasse : la chasse aux Tchétchènes :

« Moi, je pense qu’il y a un pro­blème avec la com­mu­nau­té tchét­chène en France ».

Il suf­fit donc de deux crimes, com­mis tous les deux par une per­sonne d’origine tchét­chène, ces der­nières années (l’attentat de l’Opéra en 2018, et celui de Conflans en 2020), plus une méga-rixe à Dijon cet été impli­quant quelques dizaines de Tchétchènes, pour que notre homme de gauche infère tran­quille­ment un « pro­blème tchét­chène », impli­quant toute une « com­mu­nau­té » de plu­sieurs dizaines de mil­liers de per­sonnes vivant en France.

« Ils sont arri­vés en France car le gou­ver­ne­ment fran­çais, qui était très hos­tile à Vladimir Poutine, les accueillait à bras ouverts », nous explique Jean-Luc Mélenchon. « À bras ouverts », donc, comme dans un dis­cours de Le Pen – le père ou la fille. Et l’on a bien enten­du : le motif de l’asile est une inex­pli­cable « hos­ti­li­té » de la France contre le pauvre Poutine – et cer­tai­ne­ment pas une per­sé­cu­tion san­glante com­mise par ledit Poutine, se décla­rant prêt à aller « buter » les­dits Tchétchènes « jusque dans les chiottes ».

« Il y a sans doute de très bonnes per­sonnes dans cette com­mu­nau­té » finit-il par concé­der à son inter­vie­weur inter­lo­qué. On a bien lu, là encore : « sans doute ». Ce n’est donc même pas sûr. Et « de très bonnes per­sonnes », ce qui veut dire en bon fran­çais : quelques-unes, pas des masses.

« Mais c’est notre devoir natio­nal de s’en assu­rer », s’empresse-t-il d’ajouter – donc même le « sans doute » n’aura pas fait long feu. Et pour finir en apothéose :

« Il faut reprendre un par un tous les dos­siers des Tchétchènes pré­sents en France et tous ceux qui ont une acti­vi­té sur les réseaux sociaux, comme c’était le cas de l’assassin ou d’autres qui ont des acti­vi­tés dans l’islamisme poli­tique (…), doivent être cap­tu­rés et expulsés ».

Là encore, on a bien lu : « tous les dos­siers des Tchétchènes pré­sents en France », « un par un » ! Quant aux sus­pects, ils ne seront pas « inter­pel­lés », ni « arrê­tés », mais « cap­tu­rés » : le voca­bu­laire est celui de la chasse, du safa­ri. Voici donc où nous emmène le chef du prin­ci­pal par­ti d’opposition de gauche.

16. Enfin, quand on écri­ra l’histoire de ces temps obs­curs, il fau­dra aus­si racon­ter cela : com­ment, à l’heure où la nation était invi­tée à s’unir dans le deuil, dans la défense d’un modèle démo­cra­tique, dans le refus de la vio­lence, une vio­lente cam­pagne de presse et de tweet fut menée pour que soient pure­ment et sim­ple­ment virés et rem­pla­cés les res­pon­sables de l’Observatoire de la laï­ci­té, Nicolas Cadène et Jean-Louis Bianco, pour­tant res­tés tou­jours fidèles à l’esprit et à la lettre des lois laïques, et que les deux hommes furent à cette fin accu­sés d’avoir « désar­mé » la République et de s’être « mis au ser­vice » des « enne­mis » de ladite laï­ci­té et de ladite répu­blique – en somme d’être les com­plices d’un tueur de prof, puisque c’est de cet enne­mi-là qu’il était question.

Il fau­dra racon­ter que des uni­ver­si­taires abso­lu­ment irré­pro­chables sur ces ques­tions, comme Mame Fatou Niang et Éric Fassin, furent mis en cause vio­lem­ment par des twee­ters, l’une en rece­vant d’abjectes vidéos de déca­pi­ta­tion, l’autre en rece­vant des menaces de subir la même chose, avec dans les deux cas l’accusation d’être res­pon­sables de la mort de Samuel Paty.

Il fau­dra se sou­ve­nir qu’un intel­lec­tuel renom­mé, invi­té sur tous les pla­teaux, pro­fé­ra tran­quille­ment le même type d’accusations à l’encontre de la jour­na­liste et chro­ni­queuse Rokhaya Diallo : en cri­ti­quant Charlie Hebdo, elle aurait « pous­sé à armer les bras des tueurs », et « entrai­né » la mort des douze de Charlie heb­do.

Il fau­dra se sou­ve­nir qu’au som­met de l’État, enfin, en ces temps de deuil, de concorde natio­nale et de com­bat contre l’obscurantisme, le ministre de l’Éducation natio­nale lui-même atti­sa ce genre de mau­vaise que­relle et de mau­vais pro­cès – c’est un euphé­misme – en décla­rant notam­ment ceci :

« Ce qu’on appelle l’islamo-gauchisme fait des ravages, il fait des ravages à l’université. Il fait des ravages quand l’UNEF cède à ce type de chose, il fait des ravages quand dans les rangs de la France Insoumise, vous avez des gens qui sont de ce cou­rant-là et s’affichent comme tels. Ces gens-là favo­risent une idéo­lo­gie qui ensuite, de loin en loin, mène au pire. »

Il fau­dra racon­ter ce que ces sophismes et ces purs et simples men­songes ont construit ou ten­té de construire : un « consen­sus natio­nal » fon­dé sur une rage aveugle plu­tôt que sur un deuil par­ta­gé et un « plus jamais ça » sin­cère et réflé­chi. Un « consen­sus » sin­gu­liè­re­ment divi­seur en véri­té, excluant de manière radi­cale et bru­tale tous les contre-pou­voirs huma­nistes et pro­gres­sistes qui pour­raient tem­pé­rer la vio­lence de l’arbitraire d’État, et appor­ter leur contri­bu­tion à l’élaboration d’une riposte anti-ter­ro­riste per­ti­nente et effi­cace : le mou­ve­ment anti­ra­ciste, l’opposition de gauche, la socio­lo­gie cri­tique… Et incluant en revanche, sans le moindre état d’âme, une droite répu­bli­caine radi­ca­li­sée comme jamais, ain­si que l’extrême droite lepéniste.

Je ne sais com­ment conclure, sinon en redi­sant mon acca­ble­ment, ma tris­tesse, mon désar­roi, ma peur – pour­quoi le cacher ? – et mon sen­ti­ment d’impuissance face à une bru­ta­li­sa­tion en marche. La bru­ta­li­sa­tion de la vie poli­tique s’était certes enclen­chée bien avant ce crime atroce – l’évolution du main­tien de l’ordre pen­dant tous les der­niers mou­ve­ments sociaux en témoigne, et les noms de Lallement et de Benalla en sont deux bons emblèmes. Mais cet atten­tat, comme les pré­cé­dents, nous fait évi­dem­ment fran­chir un cap dans l’horreur. Quant à la réponse à cette hor­reur, elle s’annonce désas­treuse et, loin d’opposer effi­ca­ce­ment la force à la force (ce qui peut se faire mais sup­pose le dis­cer­ne­ment), elle rajoute de la vio­lence aveugle à de la vio­lence aveugle – tout en nous expo­sant et en nous fra­gi­li­sant comme jamais. Naïvement, avec sans doute un peu de cet idéa­lisme qui ani­mait Samuel Paty, j’en appelle au sur­saut col­lec­tif, et à la raison.

Pour reprendre un mot d’ordre appa­ru suite à ce crime atroce, je suis prof. Je suis prof au sens où je me sens soli­daire de Samuel Paty, où sa mort me bou­le­verse et me ter­ri­fie, mais je suis prof aus­si parce que c’est tout sim­ple­ment le métier que j’exerce. Je suis prof et je crois donc en la rai­son, en l’éducation, en la dis­cus­sion. Depuis vingt-cinq ans, j’enseigne avec pas­sion la phi­lo­so­phie et je m’efforce de trans­mettre le goût de la pen­sée, de la liber­té de pen­ser, de l’échange d’arguments, du débat contra­dic­toire. Je suis prof et je m’efforce de trans­mettre ces belles valeurs com­plé­men­taires que sont la tolé­rance, la capa­ci­té d’indignation face à l’intolérable, et la non-vio­lence dans l’indignation et le com­bat pour ses idées.

Je suis prof et depuis vingt-cinq ans je m’efforce de pro­mou­voir le res­pect et l’égalité de trai­te­ment, contre tous les racismes, tous les sexismes, toutes les homo­pho­bies, tous les sys­tèmes inéga­li­taires. Et je refuse d’aller mou­rir au front pour une croi­sade faus­se­ment « répu­bli­caine », menée par un ministre de l’Intérieur qui a com­men­cé sa car­rière poli­tique, entre 2004 et 2008, dans le girons de l’extrême droite monar­chiste (auprès de Christian Vanneste et de Politique maga­zine, l’organe de l’Action fran­çaise). Je suis prof et je refuse de sacri­fier tout ce en quoi je crois pour la car­rière d’un ministre qui en 2012, encore, mili­tait avec achar­ne­ment, aux côtés de « La manif pour tous », pour que les homo­sexuels n’aient pas les mêmes droits que les autres – sans par­ler de son rap­port aux femmes, pour le moins pro­blé­ma­tique, et de ce que notre grand répu­bli­cain appelle, en un déli­cat euphé­misme, sa « vie de jeune homme ».

Je suis prof et j’enseigne la laï­ci­té, la vraie, celle qui s’est incar­née dans de belles lois en 1881, 1882, 1886 et 1905, et qui n’est rien d’autre qu’une machine à pro­duire plus de liber­té, d’égalité et de fra­ter­ni­té. Mais ce n’est pas cette laï­ci­té, loin s’en faut, qui se donne à voir ces jours-ci, moins que jamais, quand bien même le mot est répé­té à l’infini. C’est au contraire une poli­tique liber­ti­cide, dis­cri­mi­na­toire donc inéga­li­taire, sus­pi­cieuse ou hai­neuse plu­tôt que fra­ter­nelle, que je vois se mettre en place, sans même l’excuse de l’efficacité face au terrorisme.

Je suis prof, et cette vraie laï­ci­té, ce goût de la pen­sée et de la parole libre, je sou­haite conti­nuer de les pro­mou­voir. Et je sou­haite pour cela res­ter en vie. Et je sou­haite pour cela res­ter libre, maître de mes choix péda­go­giques, dans des condi­tions maté­rielles qui per­mettent de tra­vailler. Et je refuse donc de deve­nir l’otage d’un cos­tume de héros ou de mar­tyr taillé pour moi par des aven­tu­riers sans jugeote, sans cœur et sans prin­cipes – ces faux amis qui ne savent qu’encenser des profs morts et mépri­ser les profs vivants.

par Pierre Tevanian
22 octobre 2020

Article paru ini­tia­le­ment sur lmsi