Réunion Gilets Jaunes à Alençon :
Ceux de Nogent-le-Rotrou y étaient

Pierre Ristic EELV

Pierre Ristic, mili­tant Europe Écologie-Les Verts

Le site reporterre.fr a publié le 12 jan­vier, une tri­bune du mili­tant éco­lo­gique (EÉLV) Pierre Ristic qui relate la réunion des Gilets Jaunes à la salle Baudelaire à Alençon. Les Gilets Jaunes du rond-point Michel-Hoguet de Nogent-le-Rotrou y avaient envoyé une délé­ga­tion. Nous repro­dui­sons cet article ci après.

L’Orne est un magni­fique dépar­te­ment per­ché entre Paris et la côte nor­mande, oublié des poli­tiques publiques et voyant sa popu­la­tion dimi­nuer de plus de 1,5 % au der­nier recen­se­ment. Son pré­sident de région l’a dési­gné comme « le trou du cul du monde ». C’est le ter­ri­toire où j’ai choi­si de mili­ter et por­ter l’écologie poli­tique. Alors, quand une réunion publique des Gilets jaunes très mobi­li­sés dans la région est orga­ni­sée à Alençon, je ne manque pas l’occasion de m’y rendre.

En ce mer­cre­di 9 jan­vier à 19 h, je rejoins la salle muni­ci­pale d’Alençon, prê­tée pour l’occasion. Elle est pleine à cra­quer et au double de sa capa­ci­té : envi­ron 300 per­sonnes, et des dizaines dans les cou­loirs. Un bon tiers porte un gilet fluo.

Trois « gilets » s’installent sur l’estrade dont une femme, qui sera l’animatrice. La réunion com­mence avec une pro­jec­tion de vidéos réunies sur les dif­fé­rents ronds-points. L’attention est mise sur les per­sonnes, la plu­part fil­mées ver­ti­ca­le­ment. La salle s’ébroue, les gens se reconnaissent.

Alençon 09-01-2019 Réunion Gilets-Jaunes 2

Alençon 09-01-2019 Réunion Gilets-Jaunes, la salle

« Tiens,une vraie action d’écolo » 

L’animatrice reprend le micro : « On fera un grand débat tous ensemble vers 19h30, mais je pro­pose d’ouvrir la réunion avec la défi­ni­tion de ce qu’est notre mou­ve­ment : les Gilets jaunes sont une simple mani­fes­ta­tion apo­li­tique d’une col­lec­tion d’individus mar­quant une contes­ta­tion à un sys­tème (…) et cer­tai­ne­ment pas ce qu’on entend sur les Gilets jaunes à la télé. »

La salle s’ébroue avec des « BOUOUOUHHH » sou­dains et nets, pen­dant qu’un autre ani­ma­teur, qui se défi­ni­ra plus tard comme « sor­ti d’école de jour­na­lisme », reprend le micro et liste les dif­fé­rents groupes du dépar­te­ment : cer­tains ce sont « fait débou­ler par les gen­darmes », d’autres conti­nuent à résis­ter. Tous agissent de la manière la plus visible et res­pec­tueuse pos­sible. Par exemple, blo­quer un hyper­mar­ché en péri­phé­rie pour redi­ri­ger les gens vers les com­merces de centre-ville. Je me tourne vers le mili­tant Europe Écologie-Les Verts (EELV) qui m’accompagne et lui glisse : « Tiens, une vraie action d’écolo », pen­dant que l’animateur décrit une autre action consis­tant à bâcher avec soin les parc­mètres du centre-ville d’Alençon, tou­jours dans le but de sti­mu­ler les par­cours en centre-ville.

L’animateur pré­sente ensuite 70 reven­di­ca­tions qui ont été réunies, il essaye de les syn­thé­ti­ser : on y men­tionne le prix du gasoil, bien sûr, mais aus­si la fin de la pré­do­mi­nance d’une « caste au pou­voir », « la dis­pa­ri­tion des liber­tés », « le recul des ser­vices publics », la hausse des pré­lè­ve­ments et taxes, l’augmentation des impôts en géné­ral et leur mau­vaises répar­ti­tion. Il évoque le CICE (cré­dit d’impôt pour la com­pé­ti­ti­vi­té et l’emploi) et le fait que ce sont les petites entre­prises qui créent de l’emploi. La salle applau­dit bruyam­ment et spon­ta­né­ment. Quelqu’un crie : « Et la baisse de la TVA sur des pro­duits de pre­mière néces­si­té. » Une per­sonne se lève : « Et pour­quoi pas l’annuler com­plè­te­ment pour ce qui est l’essentiel ! » Rien de ce qui est dit ne choque l’écolo que je suis. J’ai presque l’impression d’un dérou­lé de notre pro­gramme. Quelqu’un ajoute : « Taxation des car­gos qui pol­luent et font le jeu de la mon­dia­li­sa­tion, ain­si que le kéro­sène des avions… » Une per­sonne embraye sur la dette publique contrac­tée auprès des banques pri­vées, et de ses effets per­vers. « La taxa­tion des pro­duits finan­ciers et des Gafam [1] aus­si », ajoute l’animateur.

« Et puis, il fau­drait enca­drer les salaires des élus, et aus­si sup­pri­mer les salaires de ceux qui ne le sont plus… Vous savez com­bien gagne un ancien pré­sident de la République ? Et aus­si reve­nir à la limi­ta­tion des 90 km/h ! Simplifier les démarches admi­nis­tra­tives ! »

« C’est pas facile d’organiser la mobi­li­sa­tion et d’aller en même temps bos­ser » 

Un chô­meur au reve­nu de soli­da­ri­té active (RSA) dans la salle prend alors la parole et explique com­ment la baisse des aides per­son­nelles au loge­ment (APL) le concerne. Il dira plus tard que 5 €, « c’est un kebab, par­fois mon seul repas de la jour­née ». L’émotion sai­sit la salle. Personne n’ose reprendre la parole aussitôt.

C’est autour des repré­sen­tants des actions locales de mon­ter sur l’estrade à tour de rôle, avec une pari­té rela­ti­ve­ment res­pec­tée, là où les prises de paroles dans la salle sont qua­si exclu­si­ve­ment le fait d’hommes. Argentan ouvre le bal : « Le maire n’a pas vou­lu nous don­ner une salle de réunion… la salle reprend avec un BOUOUOUOUH grave … et il ne veut même pas mettre le cahier de doléances dans la mai­rie. » Le repré­sen­tant embraye sur le béné­fice des groupes pétro­liers, les impôts de Total et le CICE. Il s’attarde sur la « chasse aux chô­meurs » pro­gram­mée par le gou­ver­ne­ment. On finit par l’annonce d’une action pré­vue le 19 jan­vier : « Une marche depuis la gare vers la sous-pré­fec­ture », mais aus­si « des actions sur­prises ». Mais il a du mal à lâcher le micro : « Je suis retrai­té… Imaginez si 100.000 per­sonnes mar­chaient tous les jours et mani­fes­ter pour ceux qui ne peuvent le faire. Pourquoi il n’y a pas plus de retrai­tés dans la rue ? » La salle applaudit.

Alençon 09-01-2019 Réunion Gilets-Jaunes 1

Alençon 09-01-2019 Réunion Gilets-Jaunes, la tribune

Le Perche prend alors la parole avec Robert et Stéphanie. Ils parlent du début de leur com­bat. « On est beau­coup moins qu’au début. Deux fois moins, mais res­tent les durs à cuire ! Et puis, c’est pas facile d’organiser la mobi­li­sa­tion et d’aller en même temps bos­ser. » La salle applaudit.

« Tourouvre et Mortagne [toutes deux des com­munes du Perche] se sont réunies et font des assem­blées géné­rales pour les actions à venir la semaine d’après, et on a récol­té 2.200 signa­tures pour le réfé­ren­dum d’initiative citoyenne (RIC) sur les ronds-points. (…) On a ten­té une action coup-de-poing pour avoir une salle de réunion, mais la mai­rie de Montagne a refu­sé. On a fini pour en avoir une à Saint-Mard-de-Réno. On s’est aus­si invi­té à une fête d’élus, sou­rit-il. Bien sûr, on a été mal accueilli, voire recon­duit par les gen­darmes. »

« On entend n’importe quoi qui n’est pas nos reven­di­ca­tions » 

Je remarque deux choses au bout de cette pre­mière heure : pas une seule fois je n’ai enten­du de paroles hai­neuses, ni l’expression « pou­voir d’achat ». Les gens ne par­lant que de jus­tice et de « décence », ain­si que de « fier­té »… Ces deux mots reve­nant souvent.

« Une marche blanche aura lieu à Mortagne. Elle est décla­rée offi­ciel­le­ment à la pré­fec­ture pour 10h30, pour les bles­sés et les morts pen­dant les opé­ra­tions », reprend Stéphanie. La salle reprend la parole. On com­mence par par­ler des chaînes YouTube et de noms de groupes Facebook.

« On entend n’importe quoi qui n’est pas nos reven­di­ca­tions : le réta­blis­se­ment de la peine de mort, l’arrêt des IVG… C’est com­plè­te­ment bidon ! » La salle applaudit.

Au tour du groupe de Sées de prendre la parole : c’est un point fort avec des per­ma­nents qui habitent une cabane près de la gare avec vue sur le plus gros car­re­four de la ville. « Mais sur une par­celle pri­vée. On est donc indé­lo­geables car on ne bloque per­sonne. » Un des Gilets jaunes pleure d’émotion et il remer­cie la popu­la­tion de sa soli­da­ri­té. Une de mes voi­sines chu­chote à une autre : « La fra­ter­ni­té est la seule valeur que nous n’avons pas per­due en France. » « Si vous pas­sez à la gare de Sées, venez prendre un café chez nous » est une invi­ta­tion légi­time : c’est une des rares ins­tal­la­tions per­ma­nentes. « On a pas­sé le Noël et le Réveillon ensemble, bran­chés sur le cou­rant de la ville », dit-il en sou­riant et en lais­sant place au groupe sui­vant, celui de Nogent-le-Rotrou.

Gilets Jaunes devant la résidence du SOus-Préfet de Nogent-le-Rotrou 05-01-2019

Gilets Jaunes devant la rési­dence du Sous-Préfet de Nogent-le-Rotrou, le 05-01-2019

« Je suis retrai­té Renault. Désolé, mais c’est un peu mon patron qui vous pique de l’argent en ce moment depuis le Japon. » Rire dans la salle. « C’est fou, les gens qui viennent le matin nous dépo­ser du café ou des crois­sants ! On s’est mis à écrire un tract col­lec­tif avec les reven­di­ca­tions au début car on en avait marre d’être là pour uni­que­ment brû­ler de la palette. Puis, ce tract s’est construit, étof­fé. Maintenant, on le dis­tri­bue par mél. sur demande. On est de vrais éco­los, on évite d’imprimer pour que cela ne se retrouve pas dans la nature. »

« C’est là qu’est l’argent pour faire tour­ner les ser­vices publics » 

Chaque rond-point a ses anec­dotes. Le plus grand point com­mun est la recherche de lien.

Le groupe de Mamers prend la parole : « On y est tous les jours. Le maire est super sym­pa et on a eu une salle pour nos réunions et un maga­sin nous a prê­té son ter­rain… On a donc une ins­tal­la­tion sûre et pérenne. (…) Une per­sonne nous a fait un don de 750 €, vous ren­dez-vous compte ! »

Une per­sonne prend le micro pour deman­der : « Comment peut-on aider finan­ciè­re­ment les groupes ? Est-ce qu’il y a une cagnotte glo­bale pour l’Orne ou c’est chaque groupe qui se débrouille ? » L’animatrice répond : « Le mieux est de s’orienter sur chaque ville. »

Un élu local com­mu­niste prend alors le micro sans se pré­sen­ter et évoque le CAC 40, les Gafam : « C’est là qu’est l’argent pour faire tour­ner les ser­vices publics. » Un retrai­té prend à son tour la parole au sujet des pro­chains contrôles tech­niques à venir sur les vieux die­sels. Il lit labo­rieu­se­ment des notes, mais la salle com­mence à se vider et à chu­cho­ter. Je ne suis pas le seul à m’ennuyer, mais l’écoute est tou­jours res­pec­tueuse. Un autre prend la parole et évoque « la dimi­nu­tion du nombre d’élus : l’Allemagne, les États-Unis en ont moins que nous et ça tourne très bien ! On pour­rait même faire dis­pa­raitre le Sénat », mais une voix fémi­nine reprend sans le micro : « Sans le Sénat, il n’y aurait pas eu l’affaire Benalla. » Ça bavarde joyeu­se­ment. Un débat s’installe.

Mercredi 9 jan­vier, à Alençon (Orne).

On évoque la réforme consti­tu­tion­nelle néces­saire pour un RIC effi­cace avec même une démons­tra­tion juri­dique qui appa­rait construite, mais rapi­de­ment le sujet des doléances dans les mai­ries revient : « J’étais la pre­mière à écrire dans le cahier… Ça me fend le cœur de voir si peu de mobi­li­sa­tion. On arrête quand ? On attend quoi exac­te­ment pour arrê­ter ? » Une autre reprend : « À Alençon, il n’y a eu que quatre pages écrites. » Le sujet semble sen­sible : on doute même de l’intégrité de cer­tains cahiers. On évoque le « grand débat » : « Mais on négo­cie avec qui ? Ce gou­ver­ne­ment ? Moi, j’ai pas confiance ! »

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Alençon 09-01-2019 Réunion Gilets-Jaunes, les participants

« Cette ques­tion nous dépasse. » 

C’est le sujet de la vio­lence dans les mani­fes­ta­tions qui est abor­dé. On évoque l’interdiction des lan­ceurs de balle de défense (LBD) et la sor­tie de route de Luc Ferry. La salle applau­dit. Un tren­te­naire reprend le micro : « Je gagne 1.200 euros et je suis ravi de rejoindre un col­lec­tif. Je veux bien payer les impôts, j’en suis même fier de par­fois pou­voir le faire. Je vou­drais juste savoir où va mon argent. » Un autre : « Il nous faut des lieux de ras­sem­ble­ment pour par­ler tout sim­ple­ment. » Un autre encore : « Je milite pour qu’on limite les hyper et super­mar­chés… Il faut en finir avec la grande dis­tri­bu­tion. » La parole tourne à un bon rythme.

Une mili­tante du Nouveau Parti anti­ca­pi­ta­liste (NPA) local prend la parole sans se pré­sen­ter et appelle à l’union des luttes. Sa verve est sûre et enga­gée. L’animatrice des Gilets jaunes ajoute : « Il nous faut cher­cher ce qui nous unit et non ce qui nous sépare. » On évoque encore une fois le débat sur le RIC. « C’est un vote par l’envie… C’est dan­ge­reux », répond un jeune homme, qui ajoute : « Comment faire pour blo­quer les pro­po­si­tions popu­listes ? »

L’animatrice botte en touche : « Cette ques­tion nous dépasse. »

Un ani­ma­teur reprend le micro et change de sujet en évo­quant des actions à venir. La salle se vide. Il reprend : « Je suis ani­ma­teur du groupe Facebook RIC Orne. Le RIC a émer­gé comme une reven­di­ca­tion phare. Il est un réfé­ren­dum sur la base d’une reven­di­ca­tion ou d’une péti­tion… Il y a là un aspect légis­la­tif : on peut être à l’initiative d’une loi. On peut défi­nir un temps de réflexion. Le RIC peut être abro­ga­toire… Par exemple, lan­cer une loi pour le réta­blis­se­ment des 90 km/h. Il peut aus­si être révo­ca­toire… Une élec­tion n’est pas un chèque en blanc. »

Le débat s’enlise, les sièges se vident. La réunion a débu­té il y a deux heures, nor­mal. J’ai envie de prendre la parole pour par­ler de la démo­cra­tie liquide au Parti pirate, mais je me limite au live tweet déjà long et l’attention de l’auditoire baisse peu à peu. La plu­part rejoin­dront la col­la­tion qui s’organise dans le hall.

Nous avons vécu un moment pré­cieux, celui d’une ago­ra qui s’organise.

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[1] Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft.

Photos : © Pierre Ristic

 

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