“L’Écho” n’a pas le courage
du “Télégramme”
Nous publions ci-après des extraits (1) d’un article de Médiapart à propos de l’entretien, en pleine campagne électorale, du Chef de l’État avec la presse régionale. La manière dont la mise en œuvre s’est déroulée a entraîné le refus de deux quotidiens régionaux, Le Télégramme et La Voix du Nord. Notre quotidien local, L’Écho républicain, n’a pas eu le courage, ni sans doute l’envie, de suivre cette voie et a fait sa une complaisante sur la parole présidentielle…
21 mai 2019, Laurent Mauduit
C’est peu dire que sous le Second Empire, la presse a été malmenée. Achetés et revendus par les obligés de Napoléon III comme de banales marchandises, perpétuellement soumis aux caprices de l’empereur, tous les journaux ont alors traversé une période particulièrement sombre, que l’avocat républicain Jules Favre (1809–1880) avait résumée en 1862 d’une formule moqueuse : « En France, il n’y a qu’un journaliste, et ce journaliste c’est l’empereur. »
Si l’on observe le comportement d’Emmanuel Macron à l’égard de la presse, on ne peut s’empêcher de penser que la formule est plus que jamais d’actualité. C’est ce que vient confirmer l’opération de communication qu’Emmanuel Macron voulait organiser avec l’ensemble de la presse régionale pour leur imposer le même entretien, revu et corrigé par le service de communication de l’Élysée. Sauf que pour une fois, l’opération de communication a dérapé : deux journaux, La Voix du Nord et Le Télégramme, ont refusé de prendre sous la dictée le message qu’on voulait leur imposer.
Mépris de Macron pour la presse (2)
Comme le raconte Le Monde, Emmanuel Macron, qui est « de plus en plus engagé dans la campagne des élections européennes, avait négocié cet entretien consacré à l’Europe avec le Syndicat de la presse quotidienne régionale, qui regroupe une cinquantaine de titres, tels que Le Dauphiné libéré, Ouest-France, Le Parisien, Sud Ouest, Le Télégramme, et une dizaine de groupes de presse. Les journalistes, qui se sont rendus à l’Élysée lundi, ont prévu de faire paraître leurs articles, pour certains, dès lundi soir sur leur site, sinon mardi, dans les éditions papier ». Mais le rédacteur en chef de La Voix du Nord, Patrick Jankielewicz, a jugé qu’« à cinq jours du scrutin, cela perturberait l’équilibre du traitement de la campagne auquel nous essayons de veiller ». « Et la publication est soumise à la relecture préalable de l’Élysée. Donc c’est sans nous. »
“La Voix du Nord” précurseur
Ce n’est pas la première fois que ce quotidien régional s’illustre de cette manière. Déjà, le 15 janvier 2018, le même Patrick Jankielewicz avait, par un tweet, expliqué avec une fraîcheur rafraîchissante pourquoi son journal refuserait désormais les entretiens de complaisance organisés sous la tutelle d’influents cabinets de communication : « Nous prenons nos distances avec les politiques : ils ne pourront plus relire et corriger leurs interviews avant publication, pratique qu’ils imposent à toute la presse écrite depuis des décennies. Ça va faire de la place dans nos colonnes. » Et dans un éditorial publié le même jour (voir ci-dessous), il expliquait par le menu les relations de dépendance que l’Élysée voulait imposer à la presse, concluant par ces mots : « À quoi bon publier des propos polis, lissés, rabotés, aseptisés, par des communicants ? Cette relecture avant parution nous paraît encore plus inadmissible dans une époque où le citoyen entend pouvoir faire le tri entre fausse et vraie nouvelle mais aussi entre information et communication. »
Le problème pour l’Élysée c’est que, cette fois, le quotidien La Voix du Nord a fait école. Le directeur de la rédaction du Télégramme, Hubert Coudurier, a aussi refusé d’obtempérer à la « convocation » de l’Élysée. Et il accepte bien volontiers de s’en expliquer. Il fait en effet valoir que, dans le passé, les présidents de la République avaient l’habitude de faire appel à la presse régionale en deux circonstances. D’abord, à l’occasion d’un voyage présidentiel, l’entretien avec le quotidien régional concerné était une coutume installée. Et puis, de longue date, les chefs de l’État avaient aussi l’habitude de rencontrer les éditorialistes de la presse régionale pour des entretiens informels. Hubert Coudurier indique ainsi que sous François Hollande, ces rencontres off avaient lieu environ deux fois par an.
“Le Télégramme” n’obtempère pas non plus
Mais avec Emmanuel Macron, qui affiche un grand mépris à l’égard de la presse, les relations se sont fortement dégradées. « Cela fait deux ans qu’il nous traite par-dessus la jambe », confie Hubert Coudurier à Mediapart. Par surcroît, l’entretien collectif a visiblement été organisé dans des conditions d’improvisation qui ont agacé nombre de rédactions, même si beaucoup n’ont pas osé le dire. Organisé dans les coulisses par le patron du groupe La Dépêche, le controversé Jean-Michel Baylet, président de la nouvelle Alliance de la presse d’information générale (Apig) et de l’Union de la presse en région, l’entretien aurait dû initialement avoir lieu voici trois semaines, mais l’Élysée l’a finalement annulé.
Avant de, tardivement, réactiver le projet. Parce que l’Élysée a pris peur que la liste LREM aux élections européennes ne soit devancée par celle du Rassemblement national ? Parce qu’Emmanuel Macron a voulu organiser une dramatisation du scrutin en sa faveur ? Quoi qu’il en soit, tout s’est déroulé dans une totale improvisation. Et si beaucoup de journaux ont été au rendez-vous en traînant des pieds, Le Télégramme a trouvé plus clair de ne pas prêter la main à cette opération de communication.
Résultat : du fait du refus de La Voix du Nord et du Télégramme, l’opération s’est retournée en son contraire. Et l’on a plus entendu parler des deux journaux qui avaient refusé l’entretien que de l’entretien lui-même.
Le rôle de Jean-Michel Baylet, ancien ministre de Hollande
Surtout, par la maladresse intrusive de l’Élysée, sont apparues de nouveau en plein jour les relations de dépendance malsaines dans lesquelles le pouvoir veut constamment enlacer la presse. Non pas que la pratique de l’entretien collectif soit un genre nouveau pour la presse régionale : sous la Ve République, Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy ou François Hollande en ont eux-mêmes usé – voire abusé – dans les années passées. En la matière, Emmanuel Macron n’a donc rien inventé. Mais à la différence de ses prédécesseurs, il n’y a sans doute pas mis les formes, ou pas suffisamment, affichant son mépris. Ce qui a visiblement fini par excéder beaucoup de responsables de la presse régionale.
Ce système très malsain de relations de connivence entre un pouvoir autoritaire, très peu soucieux de la liberté de la presse, et des journaux régionaux (ou nationaux !) qui acceptent d’être placés sous tutelle, est même plus sophistiqué que cela. Le rôle joué notamment par Jean-Michel Baylet en est le révélateur.
[Il a] été, en coulisse, l’organisateur de l’entretien collectif et ripoliné de la presse régionale avec Emmanuel Macron. Pourquoi a‑t-il joué les intercesseurs ? La réponse coule de source : parce qu’il veut rendre service à Emmanuel Macron, pour lequel il a appelé à voter lors de l’élection présidentielle ; et parce qu’il entend bien en être remercié en monnaie sonnante et trébuchante. Une preuve, parmi d’autres : en sa qualité de président de la nouvelle Apig, Jean-Michel Baylet a récemment tenu une conférence de presse pour inciter l’État à mettre au point un plan d’aide exceptionnel, pour un coût de 169 millions d’euros par an sur les cinq prochaines années.
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- Les intertitres sont de notre site. L’article original est paru sous le titre : “La Voix du Nord et Le Télégramme refusent d’obtempérer à la convocation de Macron”.