Hirak en Algérie : un témoignage de première main (2/2)
Fin décembre 2019 et début janvier 2020, notre camarade grenoblois d’Ensemble!, Jean-François Le Dizès, a séjourné en Algérie où il a pu prendre le pouls du pays, ou au moins des villes dans lesquelles il s’est rendu (à Alger et en Kabylie). Son séjour a été perturbé par une assignation à résidence puis une expulsion ! (Lire son récit ici) Néanmoins, de retour, il en a fait un compte rendu, témoignage de première main, qui nous permet de mieux comprendre le mouvement qui secoue l’Algérie depuis bientôt un an. Nous sommes heureux de publier son témoignage. Nous l’en remercions. Nous avons publié la première partie ici, voici la deuxième et dernière.
Remarques : Pour faciliter la compréhension de nos lecteurs qui ne sont pas forcément familiers du contexte algérien, nous avons ajouté quelques notes aux siennes qui sont en rouge. C’est Jean-François Le Dizès qui a pris les photos illustrant cet article.
Algérie : le Hirak contre la caste des militaires (2/2)
Des médias menacés
Alors que lors de mes derniers voyages en Algérie durant les années 2010, j’avais trouvé que la presse et l’édition des livres s’étaient beaucoup libéralisées, force est de constater que l’on assiste aujourd’hui à un coup de barre. Deux journalistes ont en effet été condamnés en 2019 à des peines de prison. Le « délit » de l’un d’entre eux était d’avoir envoyé une photo d’Algérie, publiée dans une revue française. Un journaliste de la « Dépêche de Kabylie » que j’ai rencontré m’a fait part des pressions politiques pratiquées sur les organes de presse et les journalistes. L’État étant le principal acteur économique, il est aussi le premier pourvoyeur de publicité. Or celle-ci est une importante source financière des quotidiens. En la restreignant l’État peut donc étrangler ceux-ci. Ainsi, la « Dépêche de Kabylie » a vu récemment ses contrats de publicité se réduire, m’a expliqué cet homme. Les journalistes sont harcelés par la police : convoqués, relâchés, puis de nouveau convoqués et éventuellement emprisonnés. Aussi, ils sont amenés à s’autocensurer. Durant mon séjour, le président Tebboune a informé la presse que toute information rapportée en dehors de l’agence officielle APS est à classer dans la case de désinformation. La censure touche aussi l’édition de livres.
Durant mon séjour, le directeur de la Radio de Tizi-Ouzou a été « remercié » pour avoir retransmis sur ses ondes des témoignages de manifestants. Soutenus par ses collègues il a été ensuite rétabli dans ces fonctions.
Enfin, un jeune m’a dit que le premier média utilisé était les réseaux sociaux.
Quand le Hirak et le mouvement amazigh se rejoignent
En Kabylie, le hirak est doublé par la lutte pour l’indépendance de cette région, revendication qui date d’au moins 1979. Après une des manifestations de Tizi Ouzou, j’ai demandé à une femme qui était enrobée du drapeau amazigh si elle était pour l’indépendance de la Kabylie ; elle m’a répondu : « oui, inshallah ». À cette manifestation j’ai pu voir sur une toile l’effigie du regretté chanteur kabyle Matoub Lounès1. Souvent les Kabyles me disent qu’ils se sentent différents des arabes. Si la mort d’Ahmed Gaïd Salah, le ministre de la Défense qui avait poussé Bouteflika à la démission, a créé une émotion dans l’opinion publique arabe, en Kabylie elle a été accueillie de façon festive.
Stimulé par le désir d’affirmer l’identité kabyle, la vie culturelle à Tizi-Ouzou est assez riche. Par exemple, il est prévu en mars 2020 le 18e festival du film amazigh2. J’ai pu voir ici ou là des fresques sur les murs.
Au niveau politique, douze présidents d’APC3 de la wilaya de Béjaia (Kabylie) ont refusé d’accrocher le portrait du nouveau président de la République, Abdelmadjid Tebboune dans leur mairie.
Sour el Ghozlane, ville dépourvue d’hirak
À Sour El Ghozlane, (50 000 habitants en 20084) la situation est différente. Il n’y a jamais eu de manifestation depuis le début du hirak. Bourg d’une zone agricole, dépourvu d’activité culturelle, il a une population moins politisée que celle de Tizi Ouzou. À l’égard du hirak, la population est plus partagée. Certaines, de mes nombreuses connaissances aumaliennes[1], pensant que le hirak avait trop duré, s’en désolidarisent aujourd’hui.
Cependant, Sour El Ghozlane est touchée par des mouvements locaux de contestation. Par exemple, l’un des trois lycées de la ville, le lycée El Ghazali, où j’ai enseigné 47 ans auparavant, a été touché à l’automne par une grève de deux semaines des enseignants qui exigeaient le renvoi de leur proviseur. Dans ce lycée, comme dans ceux de Tizi Ouzou, les élèves ne participent pas au hirak.
La contestation au-delà du hirak
De tels mouvements sociaux locaux ont marqué la décennie qui vient de s’achever en Algérie. Touchant l’ensemble du territoire, ils sont organisés indépendamment du hirak. Aujourd’hui ils ont trait avec les problèmes de logements, de fourniture d’eau, avec la gestion des déchets, l’emploi, l’éducation, l’état des routes ou l’urbanisme. Souvent ces mouvements réclament aussi le remplacement de dirigeants. Leurs actions consistent en des sit-in, des barrages routiers, des fermetures de bâtiments administratifs. Il existe aussi, ici ou là des grèves, aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public ; les revendications concernant alors les salaires ou les conditions de travail. Si officiellement le taux de chômage est de 11,7%6, les emplois temporaires sont en nette augmentation. Le fait que 3 300 candidats aient postulé au concours d’aides-paramédicaux qui n’offrait que 40 places6 montre bien la problématique de l’emploi.
Quel infléchissement du régime ?
Le Hirak a obligé Bouteflika et sa clique à renoncer à la candidature de celui-ci à l’élection présidentielle. Il a incité les dirigeants du régime à faire juger de hauts dignitaires coupables de malversations. Ainsi, deux anciens Premiers Ministres (Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal) et une dizaine d’autres anciens ministres ont été condamnés à des peines de prison. Depuis le début du hirak, l’opposition a déserté le Parlement. Présents dans les manifestations, les partis qu’elle représente y participent de façon discrète, car ils se savent déconsidérés. Leurs leaders sont en effet considérés comme des chercheurs de « places ». C’est pour cette raison que le hirak ne veut pas avoir de leader.
L’élection présidentielle du 12 décembre a été fortement boycottée par les Algériens, notamment à Tizi Ouzou. Alors que les autorités ont annoncé une participation de 40%, les gens que j’ai questionnés à ce sujet m’ont parlé de 16 ou 10%. Les militaires ont été obligés de voter sous peine de cachot d’une semaine.
Personne n’est dupe : avec cette élection le régime dominé par les militaires se perpétue. Le président Tebboune, tout comme son Premier ministre Abdelaziz Djerad, est encarté au FLN. Tous les Ministères clés (intérieur, justice, finances, énergie, affaires étrangères) sont à la suite de la passation des pouvoirs restés dans les mêmes mains. Si à l’aube de la nouvelle décennie, Tebboune a ordonné la libération de 75 prisonniers politiques, le CNLD (Comité national pour la Libération des Détenus) annonçait qu’il en restait 120. Parmi les libérés on ne compte pas Louisa Hanoune, la Secrétaire générale du Parti des Travailleurs, parce qu’elle, elle a été condamnée en septembre 2019 non pas par un tribunal civil mais par un tribunal militaire siégeant à huis clos.
Quel impact du hirak sur la société ?
Quel que soit son issue, le hirak laissera des traces dans la société. Il contribue à politiser la population. Il a donné lieu à de multiples discussions dans les cafés d’Alger et de Sour El Ghozlane. Dans les universités de Tizi Ouzou et d’Alger ont lieu différents débats formels ou informels sur des problèmes de société comme la laïcité, l’égalité des sexes ou l’environnement. Un étudiant de Tizi Ouzou m’a dit que pour mettre l’accent sur ces questions-ci, des jeunes engagés dans le hirak ont participé au volontariat pour replanter des arbres et nettoyer le littoral. Cette même personne m’a dit aussi qu’avec son groupe de jeunes dénommé « carré », est organisée chaque samedi la réalisation d’œuvres d’art en rapport avec le hirak : vidéos, écrits, fresques.
À propos des femmes, une jeune manifestante d’Alger m’a expliqué comment le hirak contribuait à la prise de conscience des femmes, « On n’aurait jamais vu autant de femmes manifester auparavant » dit-elle. En effet, j’ai pu constater, que, même à Sour El Ghozlane, progressivement les femmes s’émancipaient. Pour la première fois j’y ai vu des gamines jouer au football dans la rue ; par ailleurs, une lycéenne en 1ère « Maths élem » m’a dit que 38% des élèves de sa classe étaient des filles. Ce qui est une très nette progression.
Quelle issue ?
Le hirak va bientôt fêter son premier anniversaire. À chaque fois qu’un « hirakiste » est libéré après avoir purgé sa peine de prison il est accueilli pas une foule en liesse. Autant dire que ces peines ne découragent personnes. Comme le dit leur slogan « pas de marche arrière ». Si le gouvernement parle de réforme constitutionnelle, le hirak réclame l’élection d’une assemblée constituante. Encore faudrait-il que, dans un cas comme dans l’autre, la Constitution soit appliquée !
Comment finira la partie ? Selon le journaliste de la « Dépêche de Kabylie », soit il parviendra à entraîner les forces productives pour renverser le régime, soit il s’essoufflera pour s’éteindre. Selon le jeune de « Carré », il s’arrêtera lorsque le gouvernement aura cédé sur l’ensemble des desiderata du hirak.
Janvier 2020.
Jean-François Le Dizès
Auteur de
- « Globe-trotter, carnets de voyage d’un bourlingueur militant », 2007, Éditions L’Harmattan
- « Quand les voyages et le militantisme se rejoignent », 2017 (deux tomes)
__________
- Assassiné le 25 juin 1998 à Thala Bounane.
- Berbère.
- Assemblée Populaire Communale.
- Source : Wikipédia.
- Aumale était le nom de Sour El Ghozlane à l’époque coloniale.
- Source : quotidien « Liberté » d’Alger.