La bride est lâchée

Par Paul Elek, 27 octobre 2020, lefildescommuns.fr

Il y a encore quelque temps, nous avions bon dos à jouer les Cassandre pour aver­tir de l’insidieuse répé­ti­tion des déra­pages racistes et hai­neux de tels ou tels Zemmour des pla­teaux. Les pro­vo­ca­tions gros­sières de Valeurs Actuelles et de Marianne s’invitaient dans l’actualité et dans leur cor­tège tous les tor­chons qui affi­chaient en une les nou­veaux enne­mis de l’intérieur, l’énième cin­quième colonne à iden­ti­fier. Hier encore esseu­lés, les entre­pre­neurs iden­ti­taires ont reçu cette semaine le ren­fort atten­du de la classe diri­geante en perte de vitesse. Du com­plot maçon­nique aux indi­gé­nistes col­la­bos, du judéo-bol­ché­visme à l’islamo-gauchisme, seuls les mots changent, la méthode reste. L’heure est aux pro­cès politiques. 

L’art de gou­ver­ner est désor­mais un art de l’esquive de haute volée. Depuis que les gou­ver­nants suc­ces­sifs héritent des échecs répé­tés de leur poli­tique com­mune, se défaus­ser est deve­nu un geste réflexe. Jusqu’ici, Emmanuel Macron pou­vait orga­ni­ser une divi­sion du tra­vail. À lui les grandes décla­ra­tions solen­nelles, d’apparence saines dans le contexte odieux. À ses ministres les “déra­pages contrô­lés”, les sor­ties sur l’islam et les musul­mans, la tri­an­gu­la­tion à l’extrême-droite. À mesure que le ter­ro­risme frappe d’effroi notre pays, le temps du deuil et de l’hommage dimi­nue au pro­fit d’un déchaî­ne­ment des pas­sions tristes qui empoi­sonnent le champ poli­tique. Cette fois-ci, peu de temps après qu’une abjecte vio­lence s’est abat­tue au coeur de nos ins­ti­tu­tions, la défla­gra­tion réac­tion­naire qui a sui­vi a fait sau­ter toutes les digues que l’on croyait encore en place. Dans un triste cor­tège, édi­to­ria­listes de bas étages, pseu­do-intel­lec­tuels en mal de l’ordre moral des années 50, anciens jour­na­listes et poli­tiques recon­ver­tis en prê­cheurs anti-musul­mans et membres du gou­ver­ne­ment se sont consti­tués pro­cu­reurs sur tous les pla­teaux de télé. Cette hydre des cer­veaux malades s’est achar­née sur notre camp social, France Insoumise, com­mu­nistes, jour­na­listes enga­gés, syn­di­cats, tous trouvent leur place sur le banc des accusés.

C’est Pascal Bruckner qui accuse Rokhaya Diallo d’avoir entraî­né la mort de l’équipe de Charlie Hebdo. Ce sont toutes les dia­tribes simi­laires qui érigent la lutte contre l’islamophobie en com­pli­ci­té du ter­ro­risme isla­miste. Ce sont Jean-Michel Blanquer et Gérald Darmanin qui tour à tour livrent l’université ou le CCIF à la vin­dicte. La pre­mière décrit l’étendue des frac­tures sociales et racistes du pays et la seconde lutte dans les tri­bu­naux contre les dis­cri­mi­na­tions. Par la voix du gou­ver­ne­ment les voi­là pré­ve­nus de jus­tice. Ce sont aus­si les Manuels Valls, les Caroline Fourest et autres porte-flingues de l’indécence qui qua­li­fient de muni­chois les par­tis de gauche et les syn­di­cats. Leur crime ? Avoir mani­fes­té contre l’islamophobie, à la suite, puisqu’il faut le rap­pe­ler, d’un atten­tat contre la mos­quée de Bayonne. Ce sont aus­si les calom­nia­teurs des émis­sions inter­mi­nables sur les chaînes en conti­nue, à com­men­cer par Cnews la nou­velle Fox News fran­çaise. Dans ces pla­teaux trans­for­més en tri­bu­naux d’exception, de sombres indi­vi­dus mettent au pilo­ri nos cama­rades dans une ambiance mar­quée par l’exultation mal­saine de ces nou­veaux pro­cu­reurs. Pour cou­ron­ner le tout, l’ambition du gou­ver­ne­ment de tra­quer un sépa­ra­tisme offre à la recherche d’un enne­mi inté­rieur ces lettres de noblesse. La bride est lâchée, le tra­vail du Printemps Républicain et de leurs alliés à l’extrême-droite a por­té ses fruits. L’on voue désor­mais aux gémo­nies des indi­vi­dus, des idées au tra­vers d’une cam­pagne féroce qui a balayé toute réfé­rence à la réa­li­té ou à la rai­son. Dans cette ère orwel­lienne qui nous est pro­mise, les mots n’ont plus de sens, le fana­tisme déli­rant est de rigueur et le ren­fort de la puis­sance publique à ce vacarme sour­nois est de mau­vaise augure. 

La meuteQuand la meute hurle, les actes suivent. Deux femmes voi­lées sont poi­gnar­dées sur le Champ de Mars au cri de “Sales arabes”, le mot “Collabo” est tagué sur le siège du Parti Communiste Français, et le soup­çon géné­ra­li­sé s’établit. Dans la voci­fé­ra­tion, s’efface alors la res­pon­sa­bi­li­té de ces bra­queurs du débat public. Disparaît la res­pon­sa­bi­li­té des poli­ti­ciens qui vendent des armes aux régimes isla­mistes du Golfe pour leur guerre meur­trière au Yémen. Les mêmes n’ont rien fait quand Lafarge payait des pots-de-vin à Daesh et comptent Erdoğan par­mi leurs amis. Dans le tumulte orga­ni­sé, s’oublient aus­si les condam­na­tions judi­ciaires des porte-paroles de l’animosité raciste et de leur espoir de guerre civile. La sur­en­chère gro­tesque englou­tit la parole et ne sub­sistent que les rac­cour­cis intel­lec­tuels et les fausses évi­dences mar­te­lées par les nou­veaux sophistes de l’époque. 

Comme si la faillite morale ne suf­fi­sait pas, en toile de fond, s’installent les res­tric­tions de liber­té publique, les états d’exceptions et la crise per­ma­nente. Crise sani­taire, crise sociale et crise démo­cra­tique quand s’effondre la confiance dans les ins­ti­tu­tions fra­giles que nos diri­geants ont condam­nées à l’impuissance par par­ti pris idéo­lo­gique. L’on s’apprête à modi­fier la loi de 1881 sur la liber­té de la presse, sym­bole s’il en est de la liber­té d’expression. L’état d’urgence sani­taire est pro­ro­gé et notre huma­ni­té est confi­née dans la pro­duc­tion, seul domaine que l’on veut irré­mé­dia­ble­ment conser­ver sous l’égide du chan­tage à l’emploi et de la traque des chô­meurs. Subsistent pour­tant nos gestes de soli­da­ri­té, la magni­fique mani­fes­ta­tion des sans-papiers, l’écho des sou­tiens aux com­mu­nistes vil­li­pen­dés, le calme serein de nos convictions. 

Si les éruc­ta­tions gros­sières du par­ti accu­sa­teur orga­nisent un sen­ti­ment de déca­dence, c’est qu’ils ne lui trou­ve­ront qu’un seul recours, le fas­cisme. Bertolt Brecht pré­ve­nait déjà en son temps qu’il n’était pas l’inverse de la démo­cra­tie mais son évo­lu­tion en temps de crise et l’effroyable ali­gne­ment des pla­nètes de la période nous oblige à le prendre au sérieux. Pour que l’aube de ce nou­veau siècle ne reprenne la cou­leur des années folles, nous devons encais­ser le choc orga­ni­sé par l’hystérie réac­tion­naire sans lais­ser d’alliés sur le bord de la route. Faire front d’abord et ne rien céder. Ce n’est qu’ensuite que nous pour­rons retour­ner l’accusation, faire réap­pa­raître et la rai­son et les res­pon­sa­bi­li­tés des pom­piers pyro­manes. En pra­ti­quant la poli­tique de la terre brû­lée, la peste brune veut accu­ler la socié­té entière devant un ter­rible dilemme cor­né­lien, entre une démo­cra­tie vidée de sub­stance et de ses capa­ci­tés et le sur­saut fas­ciste. Notre res­pon­sa­bi­li­té n’est pas d’y échap­per mais d’y répondre.