Début de notre série sur la laïcité
par Jacqueline Marre
Après les attentats qui viennent de nous bouleverser, un journaliste à la radio posait la question : «comment transmettre les valeurs de la république ?» j’ai eu envie aussitôt de répondre : mais par la démocratie, pardi. Lui, il a parlé de laïcité. Beaucoup de gens pensent que la démocratie française, c’est la laïcité. Est-ce si sûr ? Comme on utilise beaucoup ce mot il est bon de chercher à en éclaircir le sens. Je vais essayer de le faire en plusieurs épisodes.
1er épisode : Les sens du mot laïcité
Un préalable : le sens des mots n’est jamais univoque ; il évolue en fonction des circonstances et de l’histoire : qui l’utilise ? quand ? pourquoi ? C’est surtout vrai quand il s’agit de néologisme, et laïcité en est un.
La « loi du 9 décembre 1905 » concernant la séparation des Églises et de L’État »
Dès qu’on commence à chercher, on s’aperçoit que le mot laïcité n’existe pas dans la loi de 1905. Ni le nom, ni l’adjectif. Pas plus que celui de religion, sauf dans le titre : « loi de séparation des Églises et de l’État ». La loi ne parle pas non plus de liberté d’expression, elle parle de « liberté de conscience » et de « libre exercice des cultes »
Article 1 : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. » Liberté de conscience, libre exercice des cultes, cela veut dire : la loi assure l’égalité de tous les citoyens en matière de convictions. Cela veut dire aussi : il n’y a pas de religion d’État, aucune religion n’est privilégiée, aucune n’est discriminée. Autre remarque : dans la loi il ne s’agit pas de religions en général, ni de croyances, mais de cultes, c’est à dire de leur expression dans l’espace public. C’est important. (On en parlera dans le prochain épisode : les confusions privé/public).
L’article 2 est sans doute le plus connu : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. » L’État se désinvestit donc au niveau financier, et s’occupe des constitutions juridiques de ces nouvelles associations privées que seront les associations cultuelles. Ceci signifie que la loi de1905, dans son article 2, énonce un principe juridique, qui n’est ni philosophique, ni politique au sens strict, encore moins moral : ce qui concerne l’État, c’est le régime de droit public qui s’impose, les cultes religieux relèvent désormais du droit privé, comme en relèvent les commerces par exemple. La loi ne fait aucune référence à la forme laïque des institutions politiques et administratives.
Le mot laïcité
D’où vient alors le mot laïcité, s’il ne vient pas de la loi de séparation des Églises et de l’État ? Réponse : de l’école. Il faut savoir que 25 000 écoles, « obligatoires, laïques, gratuites » ont été créées au début de la Troisième République, à partir des lois de Jules Ferry en 1881 et 1882, pour remplacer les congrégations religieuses qui avaient été expulsées de France, et qui s’occupaient de l’enseignement primaire. La laïcité c’est donc d’abord par l’école primaire « obligatoire, laïque, gratuite » qu’elle a été introduite dans l’histoire de France, et comme une victoire magistrale sur la puissance du catholicisme. Ferdinand Buisson, qui a été directeur de l’Enseignement primaire en France de 1879 à 1896, qui a participé à l’élaboration de la loi de 1905, a écrit un énorme dictionnaire de pédagogie, (300 auteurs, 2600 articles ; publication échelonnée entre 1882 et 1887) et un condensé de ce dictionnaire en 1907 -. Il y introduit un nouvel article : « laïcité » « Ce mot est nouveau, dit-il en préambule, et, quoique correctement formé, il n’est pas encore d’un usage général. Cependant le néologisme est nécessaire, aucun autre terme ne permettant d’exprimer sans périphrase la même idée dans son ampleur. » Cette « ampleur », il la définit dans la ferveur de la nouvelle morale républicaine, pas nécessairement antireligieuse (Ferdinand Buisson était protestant), mais clairement héritière des Lumières et des grands principes de 1789.
Les constitutions de 1946 et 1958
En 1946, à la sortie de la seconde guerre mondiale, la laïcité va devenir constitutionnelle : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Cet article 1 est repris dans la constitution de 1958 : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Cela veut dire : quelle que soit notre religion, ou notre absence de religion, nous sommes tous égaux devant la loi. Ce n’est pas de la morale ou du « vivre-ensemble », c’est un principe constitutionnel. Il insiste sur sa relation avec les autres principes, démocratie et égalité. Il va donc au-delà de la loi de 1905 qui s’occupait des cultes et mentionnait seulement la « liberté de conscience. » Ici il s’agit de garantir la liberté de croire et de ne pas croire, mais aussi d’assurer l’égalité juridique de tous les citoyens, quelle que soient leur « race » ou leur « origine ». Le principe de laïcité n’est donc pas un principe de tolérance, c’est beaucoup plus fort : c’est un principe d’exigence d’égalité de tous les citoyens devant la loi.
Première conclusion : la laïcité est le produit d’une histoire, celle de la pensée juridique française, plutôt que le produit des évolutions de l’opinion. C’est la différence entre un État et une société, entre la laïcité et la sécularisation.
9 décembre 2013 : la charte de la laïcité à l’école
Il y a depuis quelques années un troisième usage gouvernemental du mot laïcité, qui va beaucoup compliquer les choses. Il s’agit de la charte de la laïcité à l’école. Son père est Vincent Peillon, ministre de l’Éducation nationale de 2012 à 2014 et grand admirateur de Ferdinand Buisson. La charte de la laïcité date du 9 septembre 2013.
Elle succède à toutes les « affaires du foulard », euphémisme pour parler des jeunes filles musulmanes qui refusaient de quitter leur hijab dans le cadre scolaire, mais plus dangereusement des élèves qui ne voulaient pas suivre les mêmes cours mixtes en éducation sportive, ou qui refusaient d’aborder certaines questions du programme… Entre 1989 et 2004 le thème de la laïcité avait enflammé les journaux, les discussions et réflexions : la laïcité de l’Etat, la laïcité à l’école, la liberté de religion dans l’espace public, tout s’est discuté et rediscuté, dans la finesse de l’analyse des textes de lois et la lourdeur des passions et convictions.
La charte de la laïcité vient clore ces débats, en ce qui concerne la vie scolaire : le suivi des programmes est obligatoire, et la neutralité exigée pour les professeurs se répercute sur les élèves, qui ne sont pas définis comme des consommateurs de culture ni des usagers, mais des apprentis citoyens. Le devoir de réserve existe donc aussi pour les élèves, dans ce lieu qui est une institution publique. L’article 14 écrit : « Dans les établissements scolaires, les règles de vie des différents espaces, précisés dans le règlement intérieur, sont respectueuses de la laïcité. Le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit » L’article 3 transcrit textuellement, mais sans le dire, les textes juridiques, en remplaçant république par laïcité: « La laïcité garantit la liberté de conscience à tous. Elle permet la libre expression de ses convictions, dans le respect de celles d’autrui et dans les limites de l’ordre public. »
Trois moments donc, qui montrent que rien n’est simple, et surtout pas la laïcité
En plus du fait qu’elle est une « exception française », on voit que son analyse est très compliquée. Jamais une seule définition. C’est un fourre-tout : on l’utilise indifféremment pour parler de principe, de loi, de valeur …On confond la protection des individus, le respect des personnes, les conduites attendues, la tolérance envers les différences, la neutralité, la loi, la constitution, les règles de la vie en commun, l’État, la société…
Mais tous ces mots n’ont pas le même sens : une valeur, ce n’est pas une loi, une morale républicaine, ce n’est pas du droit, et la république n’est pas forcément démocratique. La laïcité se décline selon plusieurs registres. Au sens restreint, elle s’intéresse aux relations entre pouvoir religieux et pouvoir politique ; au sens large, elle relève de la liberté de conscience, des droits fondamentaux de la personne humaine, mais aussi des droits fondamentaux des groupes sociaux. Elle est amarrée aux questions de démocratie et d’égalité. Mais on l’élargit aussi à d’autres domaines.
La laïcité, c’est aussi compliqué à cerner que le mot peuple. Comment la voulez-vous? adjectivée ou pas ? Définie une fois pour toutes ou pas ? ouverte ou fermée ? pilier ou fenêtre ? exclusive ou accueillante ? et aussi : à quoi sert-elle ? Laïcité 2020, on y perdra bientôt sa langue française. Les questions sont nombreuses, et d’autant plus passionnantes que depuis 1905 et 1956 beaucoup de choses ont changé.
Chartres, novembre 2020.
À suivre… L’épisode 2, ce sera : Privé/public ; cultuel/ culturel.