Laïcité, 3ème épisode : Une histoire française
Avant de continuer à réfléchir sur le sens des mots, passons par un petit intermède. La laïcité c’est toute une histoire, on commence à le deviner… Mais c’est d’abord et surtout une histoire française. Si on ne replace pas le droit et les lois dans leur histoire, on ne peut pas comprendre leurs enjeux idéologiques et politiques. Le déclin du pouvoir politique de l’Église, après 1870, et en France, est fascinant, fascinants aussi ses efforts pour se maintenir à flot …
La France, fille aînée de l’Église.
Car la France est depuis longtemps la « fille aînée de l’Église », catholique s’entend. Clovis, premier roi barbare baptisé chrétien, défend la papauté. Pépin le Bref au IXème aide à instaurer les États Pontificaux. Depuis, l’alliance entre les « rois très chrétiens » et le Pape consacre le terme, généralisé au XIXème siècle. Preuve de sa mémoire : il a été repris récemment par le pape François quand il est venu rendre hommage à toutes les victimes des attentats terroristes de 2015 : « Je tiens à exprimer ma tristesse pour les attentats terroristes qui ont ensanglanté la France. Que la Vierge Marie, la mère de miséricorde, suscite dans les cœurs de tous des pensées de sagesse et des intentions de paix. Nous lui demandons de protéger et de veiller sur la chère nation française, fille aînée de l’Église, sur l’Europe et sur le monde tout entier ».
Les lois républicaines après 1870.
Alors, si fille aînée de l’Église il y a eu, et il y a donc encore, on peut comprendre à quel point le Vatican s’est senti attaqué et blessé par les coups de butoir, qui, après 1870, ont entamé sa morale et son pouvoir. Par exemple, juste pour énumérer : 1879, suppression du repos dominical obligatoire. La loi du 9 août 1879 institue les écoles normales de la République et commence à former des contingents d’institutrices laïques (Article 1er — Tout département devra être pourvu d’une école normale d’instituteurs et d’une école normale d’institutrices, suffisantes pour assurer le recrutement de ses instituteurs communaux et de ses institutrices communales.) 1881 : l’État français oblige les congrégations à se soumettre à des autorisations préalables pour fonctionner ; on ferme les établissements des Jésuites, qui s’exilent ; d’autres congrégations subissent le même sort. 261 couvents sont fermés. Le 16 juin 1881 proclame dans les écoles publiques la gratuité de l’enseignement, puis le 28 mars 1882 l’obligation scolaire. La loi du 28-03-1882 substitue l’éducation morale et civique à l’éducation morale et religieuse inscrite dans la loi Falloux. Les cimetières sont sécularisés. La loi sur les libertés de réunion publique date du 30 juin 1881 ; celle sur la liberté de la presse, du 29 juillet de la même année 1881. En 1884, nouvelle autorisation du divorce. Le 21 mars 1884 légalise les syndicats. Le 14 août de la même année, suppression des prières publiques à l’ouverture des sessions parlementaires. La loi sur la liberté des funérailles date du 15 novembre 1887. Enfin la loi sur les associations en 1901 renforce la démocratie populaire.
Les Papes à l’offensive.
Cette avalanche législative est le résultat du travail de tous ceux qui, depuis 1848, voient dans le cléricalisme un obstacle à la réalisation des valeurs républicaines. Il faut dire que les deux Papes Pie IX (pontificat de 1846 à1878) et Léon XIII (pontificat de 1878 à 1903) n’y sont pas allés de main morte. Aucun souverain pontife aujourd’hui n’oserait écrire des encycliques, comme celles de Quanta Cura (8–12-1864 accompagnée par le Syllabus, qui énumère, classe et condamne les « monstrueuses erreurs » des nouvelles idéologies républicaines, du naturalisme, du rationalisme, qui font du progrès scientifique la réponse à toutes les questions ; la liberté de conscience est qualifiée de « lieu de perdition » (§5), comme le sont les « funestes erreurs » du communisme et du socialisme (§9) et toutes les opinions « fausses et corrompues » (§14). L’encyclique Humanum Genus, en 1884, du pape Léon XIII est plus drôle et signe son époque : « Depuis que, par la jalousie du démon, le genre humain s’est misérablement séparé de Dieu auquel il était redevable de son appel à l’existence et des dons surnaturels, il s’est partagé en deux camps ennemis, lesquels ne cessent pas de combattre, l’un pour la vérité et la vertu, l’autre pour tout ce qui est contraire à la vertu et à la vérité… A notre époque, les fauteurs du mal paraissent s’être coalisés dans un immense effort, sous l’impulsion et avec l’aide d’une Société répandue en un grand nombre de lieux et fortement organisée, la Société des francs-maçons. » Accusée de « perversité », d’ « ignorance », d’« ineptie », la franc-maçonnerie serait responsable de « malfaisantes erreurs » capables de séduire et de fasciner les populations crédules et même les hommes politiques. « Nous avons affaire à un ennemi rusé et fécond en artifices. Il excelle à chatouiller agréablement les oreilles des princes et des peuples. » Il s’agira donc, écrit Léon XIII, de « faire disparaître l’impure contagion du poison qui circule dans les veines de la société et l’infecte tout entière. » « Quant à la prétention de faire l’Etat complètement étranger à la religion et pouvant administrer les affaires publiques sans tenir plus compte de Dieu comme s’il n’existait pas, c’est une témérité sans exemple, même chez les païens. » Si la catholicité n’est plus considérée comme la seule voix, ‑et voie‑, de vérité, si la tolérance est revendiquée comme une valeur, alors autant dire que l’athéisme est la nouvelle religion d’Etat ; car qui dit tolérance dit relativisme, qui dit relativisme dit indifférence, qui dit indifférence dit athéisme.
En réalité la plupart de ceux qui ont été à la manœuvre pour rédiger la loi de 1905 sont des protestants. Ferdinand Buisson, par exemple. Mais dans les années 1880 le catholicisme hait le protestantisme presqu’autant qu’il déteste les francs-maçons ou la libre pensée. Il nomme païen ou athée ou possédé du démon celui qui n’est pas dans l’orthodoxie catholique. Il est intéressant de noter que le terme d’athéisme a été largement utilisé par l’Église catholique pour désigner non pas les « sans-Dieu », — comme nous le définirions aujourd’hui‑, mais toutes les croyances qui ne respectaient pas les rites et dogmes dominants. L’a‑thée est celui qui met en cause la domination politique d’une religion en place. La férocité catholique à refuser le droit d’expression à ce qui n’est pas de son dogme a contribué autant à la loi de séparation que l’anticléricalisme des libres penseurs. Dans les années 1880 Jules Ferry pensait d’ailleurs plutôt à conserver la loi concordataire : à cause du dogme de l’infaillibilité du Pape (1870), il estimait que le catholicisme était maintenu dans sa puissance ; il voulait s’appuyer aussi sur les classes paysannes largement religieuses et catholiques pour combattre la montée des radicalismes marxistes, entre autres. La France sortie des espoirs révolutionnaires de 1848 et 1870 ne s’occupait des catholiques que pour stabiliser une République préoccupée par la question ouvrière, et sociale. Et si l’enjeu est devenu celui des libertés de conscience et de pensée, ce qui a mené à la loi de séparation, c’est sans doute par l’intransigeance d’une Eglise durcie, vent debout contre l’esprit des Lumières, les progrès des sciences et techniques, et les revendications sociales.
Libres penseurs, francs maçons, protestants
Jusqu’à la guerre de 14–18 le mouvement de la Libre Pensée se développe et ses thèses se popularisent. Bien qu’il soit composé de déistes plutôt modérés, ce sont les athées virulents qui mènent l’offensive. Après 1848 l’article 2 de la nouvelle association blanquiste stipule : « Elle (la « grande association française des libres penseurs ») réclame l’instruction exclusivement laïque et matérialiste…. Considérant que l’idée de Dieu est la source et le soutien de tout despotisme et de toute iniquité ; considérant que la religion catholique est la personnification la plus complète et la plus terrible de cette idée ; que l’ensemble de ses dogmes est la négation même de la société, l’Association des libres penseurs de Paris s’engage à travailler à l’abolition prompte et radicale du catholicisme… » (cité p. 39, Jacqueline Lalouette, La Libre pensée en France 1848–1940, Albin Michel, col. Histoire, 1997). Gustave Flourens, universitaire et membre influent de la Commune de 1871, écrit le 12 mars 1870 un article intitulé : « athéisme pratique » . « L’ennemi c’est Dieu. Le commencement de la sagesse c’est la haine de Dieu… Cet épouvantable mensonge qui, depuis 6000 ans, énerve, abrutit, asservit la pauvre Humanité. » Anatole France (dans La Révolte des anges) dit que les peuples de la Gaule seraient restés heureux si l’envoyé d’un dieu nouveau « plus sec qu’un poisson fumé… exténué par le jeune et les veilles … n’était venu poursuivre de sa colère et de sa haine les grâces et les nymphes ainsi que tout ce qui était beau, vénuste et joyeux » (cité p. 155 du livre de Lalouette) ; et Victor Hugo : « Vends ton Dieu, vends ton âme !/ Allons, coiffe ta mitre, allons, mets ton licol/ Chante, vieux prêtre infâme ! » (Les Châtiments). La figure du prêtre catholique est associée à ce qui est servile, mesquin, ignorant, à tout ce qui veut empêcher la liberté, l’égalité, la solidarité, le libre accès au savoir, aux connaissances, au progrès. Le prêtre est réactionnaire, mais il ne résistera pas au vent de l’histoire, pensent les optimistes de la nouvelle foi, celle qui associe le progrès scientifique au progrès politique, social et aussi moral… grâce à l’éducation et à l’instruction du peuple. Jamais sans doute autant qu’à cette époque l’histoire de Dieu n’a été autant liée à celle des revendications d’une pensée libérée du pouvoir d’une religion !
Conclusion
Cette brève incursion dans le passé était destinée à souligner nos décalages. Le catholicisme ne fait plus peur, il n’est plus guère monarchiste, et on ne peut pas comparer la puissance de l’Église, à la fin du XIXème siècle, à sa situation aujourd’hui, en 2021. Devenu majoritairement très œcuménique, est-il encore solide ? La guerre des soutanes est-elle définitivement close ? Si l’on en croit l’énergie de certains à fustiger le culte musulman, ou ce qu’ils définissent comme des entorses religieuses à la neutralité républicaine, on peut se le demander. Avec cette grande inquiétude de pensée : alors qu’en 1880 c’était au nom de l’émancipation et de la liberté de conscience qu’on se battait contre le cléricalisme catholique, peut-être qu’aujourd’hui ce serait presque l’inverse : au nom d’un autre cléricalisme, — une foi dogmatique dans le pré carré laïque et républicain, aussi borné que l’ancien ?-, on se battrait contre les religions et l’esprit religieux.
Revenons à nos moutons laïques. Le prochain épisode se demandera si on peut définir une religion, ce que sont l’esprit religieux, le comportement religieux, si on peut s’en passer, et quelles différences il y a entre un culte et une culture. C’est bien de ces questions qu’il s’agit quand on veut introduire l’histoire des religions dans les programmes scolaires…