Laïcité, 3ème épisode : Une histoire française

Nous publions le troi­sième article de la série « laï­ci­té » écrite par Jacqueline Marre, pro­fes­seure de phi­lo­so­phie retrai­tée.       La rédac­tion

 

Avant de conti­nuer à réflé­chir sur le sens des mots, pas­sons par un petit inter­mède. La laï­ci­té c’est toute une his­toire, on com­mence à le devi­ner… Mais c’est d’abord et sur­tout une his­toire fran­çaise. Si on ne replace pas le droit et les lois dans leur his­toire, on ne peut pas com­prendre  leurs enjeux idéo­lo­giques et poli­tiques. Le déclin du pou­voir poli­tique de l’Église, après 1870,  et en France, est fas­ci­nant, fas­ci­nants aus­si ses efforts pour se main­te­nir à flot …

 

La France, fille aînée de l’Église.

 

Gravure en couleurs La Donation de Pépin le Bref au Pape Étienne II en 754

La Donation de Pépin le Bref au Pape Étienne II en 754 crée les États pontificaux

Car la France est depuis long­temps la « fille aînée de l’Église », catho­lique s’entend. Clovis, pre­mier roi bar­bare bap­ti­sé chré­tien, défend  la papau­té. Pépin le Bref au IXème aide à ins­tau­rer les États Pontificaux.  Depuis, l’alliance entre les « rois très chré­tiens » et le Pape consacre le terme, géné­ra­li­sé au XIXème siècle. Preuve de sa mémoire : il a été repris récem­ment par le pape François quand il est venu rendre hom­mage à toutes les vic­times des atten­tats ter­ro­ristes de 2015 : « Je tiens à expri­mer ma tris­tesse pour les atten­tats ter­ro­ristes qui ont ensan­glan­té la France.  Que la Vierge Marie, la mère de misé­ri­corde, sus­cite dans les cœurs de tous des pen­sées de sagesse et des inten­tions de paix. Nous lui deman­dons de pro­té­ger et de veiller sur la chère nation fran­çaise, fille aînée de l’Église, sur l’Europe et sur le monde tout entier ».

 

Les lois répu­bli­caines après 1870.

 

Alors, si fille aînée de l’Église il y a eu, et il y a donc  encore, on peut com­prendre à quel point  le Vatican s’est sen­ti atta­qué et bles­sé par les coups de butoir, qui, après 1870, ont enta­mé sa morale et son pou­voir. Par exemple, juste pour énu­mé­rer : 1879, sup­pres­sion du repos domi­ni­cal obli­ga­toire. La loi du 9 août 1879 ins­ti­tue les écoles nor­males de la République et com­mence à for­mer des contin­gents d’institutrices laïques (Article 1er — Tout dépar­te­ment devra être pour­vu d’une école nor­male d’ins­ti­tu­teurs et d’une école nor­male d’ins­ti­tu­trices, suf­fi­santes pour assu­rer le recru­te­ment de ses ins­ti­tu­teurs com­mu­naux et de ses ins­ti­tu­trices com­mu­nales.) 1881 : l’État  fran­çais oblige les congré­ga­tions à se sou­mettre à des auto­ri­sa­tions préa­lables pour fonc­tion­ner ; on ferme les éta­blis­se­ments des Jésuites, qui s’exilent ; d’autres congré­ga­tions  subissent le même sort.  261 cou­vents  sont fer­més. Le  16 juin 1881  pro­clame dans les écoles publiques la gra­tui­té de l’enseignement, puis le 28 mars 1882 l’obligation sco­laire. La loi du 28-03-1882  sub­sti­tue l’éducation morale et civique à l’éducation morale et reli­gieuse ins­crite dans la loi Falloux.   Les cime­tières sont sécu­la­ri­sés. La loi sur les liber­tés de réunion publique date du 30 juin 1881 ; celle sur la liber­té de la presse, du 29 juillet de la même année 1881.  En 1884, nou­velle auto­ri­sa­tion du divorce. Le 21 mars 1884 léga­lise les syn­di­cats.  Le 14 août de la même année, sup­pres­sion des prières publiques à l’ouverture des ses­sions par­le­men­taires.  La loi sur la liber­té des funé­railles date du 15 novembre 1887. Enfin la loi sur les asso­cia­tions  en 1901  ren­force  la démo­cra­tie populaire.

 

Les Papes à l’offensive.

 

portrait peint Léon XIII

Léon XIII

Cette ava­lanche légis­la­tive est le résul­tat du tra­vail de tous ceux qui, depuis 1848, voient dans le clé­ri­ca­lisme un obs­tacle à la réa­li­sa­tion des valeurs répu­bli­caines.  Il faut dire que les deux Papes Pie IX (pon­ti­fi­cat de 1846 à1878) et Léon XIII (pon­ti­fi­cat de 1878 à 1903) n’y sont pas allés de main morte.  Aucun sou­ve­rain pon­tife aujourd’hui n’oserait  écrire des ency­cliques, comme celles  de Quanta Cura (8–12-1864 accom­pa­gnée par  le Syllabus, qui énu­mère, classe et condamne les « mons­trueuses erreurs » des nou­velles idéo­lo­gies répu­bli­caines, du natu­ra­lisme, du ratio­na­lisme, qui font du pro­grès scien­ti­fique la réponse à toutes les ques­tions ; la liber­té de conscience  est qua­li­fiée de « lieu de per­di­tion » (§5), comme le sont les « funestes erreurs » du com­mu­nisme et du socia­lisme (§9) et toutes les opi­nions « fausses et cor­rom­pues » (§14). L’encyclique  Humanum Genus, en 1884, du pape Léon XIII  est plus drôle  et signe son époque : « Depuis que, par la jalou­sie du démon, le genre humain s’est misé­ra­ble­ment sépa­ré de Dieu auquel il était rede­vable de son appel à l’exis­tence et des dons sur­na­tu­rels, il s’est par­ta­gé en deux camps enne­mis, les­quels ne cessent pas de com­battre, l’un pour la véri­té et la ver­tu, l’autre pour tout ce qui est contraire à la ver­tu et à la véri­té… A notre époque, les fau­teurs du mal paraissent s’être coa­li­sés dans un immense effort, sous l’im­pul­sion et avec l’aide d’une Société répan­due en un grand nombre de lieux et for­te­ment orga­ni­sée, la Société des francs-maçons. » Accusée de « per­ver­si­té », d’ « igno­rance », d’« inep­tie », la franc-maçon­ne­rie serait res­pon­sable de « mal­fai­santes erreurs » capables de séduire et de fas­ci­ner les popu­la­tions cré­dules et même les hommes poli­tiques. « Nous avons affaire à un enne­mi rusé et fécond en arti­fices. Il excelle à cha­touiller agréa­ble­ment les oreilles des princes et des peuples. »  Il s’agira donc, écrit Léon XIII, de « faire dis­pa­raître l’im­pure conta­gion du poi­son qui cir­cule dans les veines de la socié­té et l’in­fecte tout entière. » « Quant à la pré­ten­tion de faire l’Etat  com­plè­te­ment étran­ger à la reli­gion et pou­vant admi­nis­trer les affaires publiques sans tenir plus compte de Dieu comme s’il n’existait pas, c’est une témé­ri­té sans exemple, même chez les païens. » Si la catho­li­ci­té n’est plus consi­dé­rée comme la seule voix, ‑et voie‑, de véri­té, si la tolé­rance est reven­di­quée comme une valeur, alors autant dire que l’athéisme est la nou­velle reli­gion d’Etat ; car qui dit tolé­rance dit rela­ti­visme, qui dit rela­ti­visme dit indif­fé­rence, qui dit indif­fé­rence dit athéisme.

Photographie de Ferdinand Buisson (1841-1932)

Ferdinand Buisson (1841–1932)

En réa­li­té la plu­part de ceux qui ont été à la manœuvre pour rédi­ger la loi de 1905 sont des pro­tes­tants. Ferdinand Buisson, par exemple. Mais dans les années 1880 le catho­li­cisme hait le pro­tes­tan­tisme presqu’autant qu’il déteste les francs-maçons ou la libre pen­sée. Il nomme païen ou athée ou pos­sé­dé du démon celui qui n’est pas dans l’orthodoxie catho­lique. Il est inté­res­sant de noter que le terme d’athéisme a été lar­ge­ment uti­li­sé par l’Église catho­lique pour dési­gner non pas les « sans-Dieu », — comme nous le défi­ni­rions aujourd’hui‑, mais toutes les croyances qui ne res­pec­taient pas les rites et dogmes domi­nants. L’a‑thée est celui qui met en cause la domi­na­tion poli­tique d’une reli­gion en place. La féro­ci­té catho­lique à refu­ser le droit d’expression à ce qui n’est pas de son dogme a  contri­bué autant à la loi de sépa­ra­tion que l’anticléricalisme des libres pen­seurs.  Dans les années 1880 Jules Ferry pen­sait d’ailleurs plu­tôt à conser­ver la loi concor­da­taire : à cause du dogme de l’infaillibilité du Pape (1870), il esti­mait que le catho­li­cisme était main­te­nu dans sa puis­sance ; il vou­lait s’appuyer aus­si sur les classes pay­sannes lar­ge­ment reli­gieuses et catho­liques pour com­battre la mon­tée des radi­ca­lismes  mar­xistes, entre autres. La France sor­tie des espoirs révo­lu­tion­naires de 1848 et 1870 ne s’occupait des catho­liques que pour sta­bi­li­ser une République pré­oc­cu­pée par la ques­tion ouvrière, et sociale. Et si l’enjeu est deve­nu celui des liber­tés de conscience et de pen­sée, ce qui a mené à la loi de sépa­ra­tion, c’est sans doute par l’intransigeance d’une Eglise dur­cie, vent debout contre l’esprit des Lumières, les pro­grès des sciences et tech­niques, et les reven­di­ca­tions sociales. 

 

Libres pen­seurs, francs maçons, protestants

 

Gravure en couleurs Banquet maçonnique en France, vers 1840

Banquet maçon­nique en France, vers 1840 par F‑T Bègue Clavel

Jusqu’à la guerre de 14–18 le mou­ve­ment de la Libre Pensée se déve­loppe et ses thèses se popu­la­risent. Bien qu’il soit com­po­sé de déistes plu­tôt modé­rés, ce sont les athées viru­lents qui  mènent l’offensive. Après 1848 l’article 2 de la nou­velle asso­cia­tion blan­quiste sti­pule : « Elle (la « grande asso­cia­tion fran­çaise des libres pen­seurs ») réclame l’instruction exclu­si­ve­ment laïque et maté­ria­liste…. Considérant que l’idée de Dieu est la source et le sou­tien de tout des­po­tisme et de toute ini­qui­té ; consi­dé­rant que la reli­gion catho­lique est la per­son­ni­fi­ca­tion la plus com­plète et la plus ter­rible de cette idée ; que l’ensemble de ses dogmes est la néga­tion même de la socié­té, l’Association des libres pen­seurs de Paris s’engage à tra­vailler à l’abolition prompte et radi­cale du catho­li­cisme… » (cité p. 39, Jacqueline Lalouette, La Libre pen­sée en France 1848–1940, Albin Michel, col. Histoire, 1997). Gustave Flourens, uni­ver­si­taire et membre influent de la Commune de 1871, écrit  le 12 mars 1870  un article inti­tu­lé : « athéisme pra­tique » . « L’ennemi c’est Dieu. Le com­men­ce­ment de la sagesse c’est la haine de Dieu… Cet épou­van­table men­songe qui, depuis  6000 ans, énerve, abru­tit, asser­vit la pauvre Humanité. » Anatole France (dans La Révolte des anges)  dit que les peuples de la Gaule seraient res­tés heu­reux si l’envoyé d’un dieu nou­veau «  plus sec qu’un pois­son fumé… exté­nué par le jeune et les veilles … n’était venu pour­suivre de sa colère et de sa haine les grâces et les nymphes ain­si que tout ce qui était beau, vénuste et joyeux »  (cité p. 155 du livre de Lalouette) ; et Victor Hugo : « Vends ton Dieu, vends ton âme !/ Allons, coiffe ta mitre, allons, mets ton licol/ Chante, vieux prêtre infâme ! » (Les Châtiments). La figure du prêtre catho­lique est asso­ciée à ce qui est ser­vile, mes­quin, igno­rant, à tout ce qui veut empê­cher la liber­té, l’égalité, la soli­da­ri­té, le libre accès au savoir, aux connais­sances, au pro­grès. Le prêtre est réac­tion­naire, mais il ne résis­te­ra  pas au vent de l’histoire, pensent les opti­mistes de la  nou­velle foi, celle qui asso­cie le pro­grès scien­ti­fique au pro­grès poli­tique, social et aus­si moral…  grâce à l’éducation et à l’instruction du peuple. Jamais sans doute autant qu’à cette époque l’histoire de Dieu n’a été autant liée à celle des reven­di­ca­tions  d’une pen­sée libé­rée  du pou­voir d’une religion !

 

Conclusion

 

Cette brève incur­sion dans le pas­sé  était des­ti­née à sou­li­gner nos déca­lages. Le catho­li­cisme ne fait plus peur, il n’est plus  guère monar­chiste, et on ne peut pas com­pa­rer la puis­sance de l’Église, à la fin du XIXème siècle, à sa situa­tion aujourd’hui, en 2021. Devenu majo­ri­tai­re­ment très œcu­mé­nique, est-il encore solide ? La guerre des sou­tanes est-elle défi­ni­ti­ve­ment close ? Si l’on en croit l’énergie  de cer­tains à fus­ti­ger  le culte musul­man, ou ce qu’ils défi­nissent comme des entorses reli­gieuses à la neu­tra­li­té répu­bli­caine, on peut se le deman­der. Avec cette grande inquié­tude de pen­sée : alors qu’en 1880 c’était au nom de l’émancipation et de la liber­té de conscience qu’on se bat­tait contre le clé­ri­ca­lisme catho­lique, peut-être qu’aujourd’hui ce serait presque l’inverse : au nom d’un autre clé­ri­ca­lisme, —  une foi dog­ma­tique dans le pré car­ré  laïque et répu­bli­cain, aus­si bor­né que l’ancien ?-,  on se bat­trait contre les reli­gions et l’esprit religieux.

 Revenons à nos mou­tons laïques. Le pro­chain épi­sode  se deman­de­ra  si on peut défi­nir une reli­gion, ce que sont l’esprit reli­gieux, le com­por­te­ment reli­gieux, si on peut s’en pas­ser, et quelles dif­fé­rences il y a entre un culte et une culture. C’est  bien de ces ques­tions qu’il s’agit quand on veut intro­duire l’histoire des reli­gions  dans les pro­grammes scolaires…

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