Laïcité, 2ème épisode : Public / Privé
2ème épisode : Privé / public, lequel va manger l’autre ?
Nous publions le second article de la série « laïcité » écrite par Jacqueline Marre, professeure de philosophie retraitée. Le prochain épisode sera publié le 22 janvier. La rédaction
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La laïcité c’est compliqué, l’épisode qui vient va vous le démontrer encore. Certains comportements pourraient paraître bizarres à un bel étranger de notre belle France : une femme de conviction ou de confession musulmane peut faire son marché voilée ; c’est la règle dans l’espace public où la République est censée tolérer les expressions pacifiques de toutes les croyances. La constitution de 1958 énonce : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Mais cette femme, si elle est professeur dans un établissement public, doit enlever son voile dès qu’elle a passé le portail de l’école. Sa « neutralité » ressemble à celle de son collègue athée qui affiche sa conviction en distribuant des tracts anticléricaux sur le même marché. Ainsi l’exigerait la paix des élèves et le sanctuaire scolaire, à l’abri de tous les conflits. L’espace public, ‑une rue, un marché‑, autorise donc la libre circulation et l’expression des convictions, le service public l’interdit. Pourquoi ces distinctions ? Dans les deux cas on utilise le même adjectif, et il n’a pas du tout le même sens. Même remarque avec l’adjectif privé. On dit souvent : « des croyances et des religions, on n’en discute pas, chacun la sienne… c’est de l’ordre de l’intimité personnelle. » Gare au gorille, chantait Brassens. Gare au privé, dirait la laïcité. Alors quoi ? Il faut des distinctions.
Le « privé »
En fait, et par rapport à la « question laïque », l’utilisation de l’adjectif « privé » va dans trois direction différentes.
Le privé défini comme : la vie privée.
Privé ici égale : liberté de conscience. Est privé ce qui appartient à chaque conscience, et ce privé-ci, l’Etat le protège. La République assure la liberté de conscience. Assurer, c’est à la fois permettre, garantir. Sauf que pour une religion, et n’importe quelle opinion, c’est impossible que le privé reste privé. D’une part, quand on a une opinion, encore davantage une conviction, on a besoin de la partager. D’autre part, une religion, ce n’est pas seulement une foi dans l’intimité, et même presque pas du tout… C’est un ensemble de comportements sociaux, avec des rites, des dogmes, des cérémonies, des lieux, forcément visibles. Ce n’est ni secret, ni réservé au for intérieur. C’est social. La vie privée est beaucoup publique…
Le privé défini comme : le droit privé.
La laïcité ne demande pas que les religions, dans leurs manifestations sociales, soient invisibles, seulement que l’Etat ne s’en préoccupe pas, sauf s’il y a atteinte à l’ordre public ou incitation à violer les lois de la république. Ce qui a changé avec la loi de 1905, c’est que les cultes ont été rattachés à une juridiction de droit privé. C’est ça la « séparation » : finies les subventions publiques, passage du droit public au droit privé. En un sens, pour certains catholiques hostiles à la loi, c’était impensable, indépendamment du dommage financier : être rattaché au même régime, ou à peu près, qu’un syndicat ou une association, quel scandale ! La « séparation », c’est que l’organisation du culte et ses règles internes relèvent du droit privé, mais la relation entre les institutions religieuses et l’Etat relève du droit public, comme pour toute institution privée : il faut garantir partout le respect des principes républicains.
Le privé défini comme : propriété privée
La loi faisait pourtant de larges concessions : tous les bâtiments de culte construits avant 1905 ( la plupart des cathédrales par exemple) restaient propriété de l’État, avec de larges concessions faites aux « locataires ». 1905 est une loi de pacification, pas d’exclusion. Après 1905, les nouveaux édifices cultuels devenaient la propriété pleine et entière de ceux qui les avaient bâtis, à savoir les diocèses et associations cultuelles. Les églises qui ont été détruites lors de la première ou de la seconde guerre mondiale, et qui ont fait ensuite l’objet d’une reconstruction (après 1905, donc), sont restées cependant propriété de la commune. Atteintes à la laïcité ? Non, elles ont été réédifiées grâce aux crédits accordés au titre des dommages de guerre. Au final, notons que le chiffre des églises et chapelles qui sont la propriété de l’État ou des collectivités est d’environ 40 300, contre celui de 2 000 et un peu moins appartenant aux diocèses (recensement qui date de 2016). L’État a donc une très large part dans l’entretien des édifices religieux en France. Et du coup, leur usage est aussi différent, car un bâtiment religieux est autant considéré comme bâtiment de culte que de culture. C’est pourquoi n’importe qui peut y faire du tourisme, pour l’admirer comme une œuvre d’art, indépendamment de ses convictions, et même y demander une cérémonie laïque ( pour son enterrement, par exemple). Mais il ne peut pas y organiser une réunion syndicale, ‑enfin pas encore- !, à cause des accords règlementaires entre la République et les exigences de l’organisation interne des cultes. Pour toutes les propriétés privées où le public peut rentrer, c’est le règlement intérieur qui décide des modalités d’accès et de comportement, toujours à condition de ne pas contrevenir aux principes républicains (pas de discrimination, par exemple). Si vous vous souvenez des difficultés juridiques de l’ « affaire » de la crèche privée Baby Loup (de 2008 à 2016) où une femme salariée de confession musulmane avait été licenciée par la directrice parce qu’elle refusait d’enlever son voile, et où elle demandait sa réintégration, vous voyez que quand il s’agit de propriété privée avec accueil de public, l’exigence de laïcité conduit à de passionnantes complications : dans une institution privée, est-on en droit de demander la même neutralité que dans une institution publique ?
Le « public »
Il faut donc parler maintenant de l’adjectif public. Comme son opposé il a des sens différents, et c’est pire encore dans les risques de confusions.
Le public comme espace public
On parle des rues, des marchés, des parcs, de certains jardins comme des « espaces publics » Ici public veut dire ouvert à tous, « commun ». Ces espaces appartiennent à l’État, aux collectivités locales, en somme à nous tous, puisque la France est un État de droit et une démocratie. L’État, c’est nous… Ils sont libres d’accès et de circulation ; chacun peut y manifester ses convictions, y distribuer des tracts, et l’État laïque protège dans ces lieux la liberté d’expression, d’opinion, de conviction, de croyance ; si le voile intégral n’est pas autorisé dans les lieux publics (loi de 2011), ce n’est pas à cause de la laïcité, c’est parce qu’on doit voir le visage de quelqu’un, pour des raisons de sécurité. S’il y a eu des « affaires burkini » , ce n’était pas en raison de manquements à la laïcité (on peut bien se baigner à la mer tout habillé, ou avec une croix en bijou) ; au départ, les arguments des maires qui demandaient l’interdiction sur les plages arguaient d’« atteinte aux bonnes mœurs » ou de « risques de troubles à l’ordre public ». Le trouble ne venant ni de « mauvaises mœurs », ni des burkinis, mais des manifestant·e·s qui voulaient l’interdire, le Conseil d’Etat a invalidé les demandes d’interdiction. Les références à la laïcité dans les revendications des manifestant·e·s venaient de la confusion entre espace public et lieu de service public.
Le public comme service public
Sont aussi désignés « publics » tous les bâtiments et organismes qui appartiennent à l’État ou aux collectivités locales, et qui sont des lieux de référence pour garantir les droits des citoyens, au nom de l’intérêt général. Tous les travailleurs qui œuvrent dans ces services sont tenus à la neutralité, parce qu’une république laïque ne privilégie aucune conviction et aucune religion, au nom du respect de toutes. C’est ce qu’on appelle la neutralité, ou aussi le devoir de réserve. C’est donc tout à fait le contraire de ce qui se passe dans un espace public. Ici, on tolère toutes les différences ; là le fonctionnaire est d’abord un représentant de la République, donc pas de signe religieux ou politique. Ce n’est pas le cas pour les usagers, parce qu’ils ne représentent pas l’État ; ils viennent de la société civile. Une question, qui n’est pas bien résolue dans le débat public, mais l’a été juridiquement avec la charte de la laïcité à l’école (2013) concerne le statut des élèves dans une école publique. L’école laïque est un service public ; elle est obligatoire parce qu’il est de l’intérêt général que tous les enfants soient scolarisés. Les enseignants, comme tout le personnel, sont tenus à la neutralité (on peut penser : forcément bienveillante, mais ce n’est pas facile de savoir où est la bienveillance, — bienveillance veut dire : vouloir le bien-) au nom du « respect de toutes les croyances ». Mais les élèves ? Faut-il qu’en arrivant à l’école ils déshabillent leurs croyances, quand ils en ont, et les réservent au « for intérieur » ou à la vie de leurs familles, pour ne choquer personne ? A l’école ils ne sont pas seulement des enfants venus du monde social, avec ses conflits et ses inégalités, ils rentrent dans le monde de la République, où en principe il y a égalité, culture et liberté. Ils changent de monde, pour ainsi dire. Comme l’école est obligatoire, la charte de la laïcité suppose que l’élève, — parenthèse : à l’école l’enfant devient un élève, il est là pour « s’élever », aux deux sens du terme -, elle suppose donc que l’élève n’est pas un usager, comme cela se passe dans d’autres bâtiments de service public, ce n’est pas un consommateur non plus, c’est un futur citoyen, et il apprend sa citoyenneté par l’acquisition d’une culture définie par des programmes nationaux, d’une part, et par un ensemble de comportements tolérants et neutres, condition de l’acceptation de la diversité sociale, d’autre part. Le débat est encore ouvert, et il est difficile : comment construire la citoyenneté à l’école, celle des enfants, mais du coup aussi la notre ? Qui va éduquer les éducateurs à la citoyenneté et à la laïcité ? La neutralité bienveillante et réciproque dans la communauté scolaire impose-t-elle que pour « respecter toutes les croyances », on n’en discute aucune ? Et quand il y a des croyances et des convictions qui font l’objet de discriminations, comment réagir ?
Privé/ public, ce sont donc des adjectifs à utiliser avec précaution. Le public du social n’est pas le public du politique, le privé de la foi n’est pas incompatible avec le public des convictions, ni avec les manifestations publiques des religions.
« La religion, c’est du privé » : cette phrase ne veut rien dire. Pas plus que : « être laïque c’est être sans religion » ou que « le blasphème est autorisé dans l’espace public ». On pourra en reparler dans un prochain épisode. Mais au fait, c’est quoi, une religion ?
Lire le 1er épisode