Nathalie Tehio (LDH) sur les violences policières :  ‘’C’est très compliqué d’obtenir des condamnations’’

Nathalie Tehio, avo­cate, membre du bureau natio­nal de la Ligue des Droits de l’Homme et coor­di­na­trice des Observatoires des pra­tiques poli­cières pour la LDH, était à Chartres pour le 38ème Lundi des Sans-Papier et la pro­jec­tion du film Avant que les flammes ne s’éteignent. Nous lui avons posé quelques ques­tions avant la séance.

 

Brièvement, pou­vez-nous nous pré­sen­ter la Ligue des Droits de l’Homme (LDH), son ori­gine, quelques uns de ses grands combats ?

Logo Ligue des Droits de l'HommeLa LDH a été créée en 1898, au moment de l’af­faire Dreyfus. Un com­bat contre le racisme donc, mais aus­si contre la rai­son d’État, contre l’in­jus­tice, le fait que qu’on mette sur le dos de quel­qu’un de fausses accu­sa­tions. On est res­té sur ces com­bats-là, mais on a rajou­té les com­bats pour les droits éco­no­miques et sociaux, La ques­tion des droits de l’homme, c’est un com­bat conti­nu. Il y a eu l’abolition de la peine de mort et actuel­le­ment la liber­té d’ex­pres­sion et de mani­fes­ta­tion, évidemment.

Depuis quelques années, on constate que beau­coup dénoncent une évo­lu­tion du com­por­te­ment de la police dans ses actions. Depuis quand, quelles en sont les raisons ?

Il faut bien dis­tin­guer, comme le fait Arié Alimi dans son der­nier livre1, la ques­tion des mani­fes­ta­tions avec la réponse qui y est appor­tée et la ques­tion des quar­tiers popu­laires. Non pas que ce ne soit pas poli­tique, mais disons que c’est autre chose, il y a d’autres enjeux qui sont sous-jacents. Je ne vais pas par­ler de la ques­tion des mani­fes­ta­tions, même si c’est sur quoi je tra­vaille le plus, parce que je suis réfé­rente, pour la LDH, des obser­va­toires des pra­tiques poli­cières [avec] les obser­va­teurs qui vont sur les manifestations.

Dans le XIIème  [arron­dis­se­ment de Paris, il y a des cités. Des ligueurs [de la LDH] se sont inté­res­sés à des cas de vio­lences poli­cières sur des jeunes de quar­tiers popu­laires. Ils se sont ren­du compte que les gens ne subis­saient pas que les vio­lences, qu’il y avait la ques­tion des amendes for­fai­taires. Amendes for­fai­taires qui stig­ma­tisent beau­coup les jeunes des quar­tiers popu­laires. Elles sont uti­li­sées comme un outil, notam­ment à Paris, dans des quar­tiers qui sont en voie de gen­tri­fi­ca­tion, pour chas­ser en fait les familles qui sont issues de l’im­mi­gra­tion et qui sont des classes popu­laires. C’est les jeunes hommes qui sont ciblés, entre 16 et 25 ans, gros­so modo. Toutes sortes d’amendes, ça vient par paquets [pour] déver­se­ments de liquides insa­lubres, jets d’or­dures et bruit…  Parfois les poli­ciers les connaissent et donc les ver­ba­lisent de loin, par­fois ils n’é­taient même pas là ! C’est tout un sys­tème qui est par­fai­te­ment injuste et qui est cor­ré­lé aux pro­blèmes de dis­cri­mi­na­tion lors des contrôles d’i­den­ti­té. Ceux-ci sont une réa­li­té, qui a été mise en avant par les socio­logues Fabien Jobard et René Lévy2 en 2009 et depuis, la Cour de cas­sa­tion a effec­ti­ve­ment condam­né l’État pour un cer­tain nombre de cas de contrôles dis­cri­mi­na­toires. Pour autant, ça conti­nue. En ce moment, il y a l’af­faire Théo, vous voyez bien que ça part d’un banal contrôle d’i­den­ti­té et on abou­tit à des vio­lences qui sont extrê­me­ment graves. Mais on pour­rait pen­ser aus­si à Zyed et Bouna [en 2005 à Clichy-sous-Bois] qui se sont réfu­giés dans un trans­for­ma­teur pour échap­per à la police, alors même qu’ils n’a­vaient com­mis aucune infrac­tion. Mais la police vou­lant faire un simple contrôle — je dis simple parce que nor­ma­le­ment c’est un simple contrôle d’i­den­ti­té- c’est à dire, ça ne devrait pas être l’ob­jet de crainte telle qu’ils pré­fèrent fina­le­ment se réfu­gier dans un endroit qui est extrê­me­ment dan­ge­reux, tel­le­ment ils ont peur.

La Cour euro­péenne des droits de l’homme a condam­né la France  de nom­breuses fois, la Justice a condam­né des poli­ciers.  Les avis du Défenseur des droits ou de la Commission natio­nale consul­ta­tive des droits de l’Homme ne  per­mettent  pas d’enrayer les dérives, d’ar­rê­ter ces pra­tiques, pourquoi ?

XXX (Amnesty Chartre) - Céline Le Guay (AERéSP 28), Nathalie Tehio (LDH)

Joan Despalins-Jardet (Amnesty Chartres) — Céline Le Guay (AERéSP 28), Nathalie Tehio (LDH)

C’est ce qui est triste, c’est qu’en fait, la popu­la­tion n’est pas si consciente que ça de la ques­tion des vio­lences poli­cières. Parce qu’elle a confiance dans la police de façon glo­bale. C’est Anne Wuilleumier3 qui a fait tout un tra­vail sur la confiance dans les ins­ti­tu­tions, et on voit que la police est en tête, en fait. Mais quand on regarde ensuite de façon plus fine, on se rend compte aus­si que, par rap­port aux autres démo­cra­ties euro­péennes, le taux de confiance est fina­le­ment dans le der­nier tiers des pays euro­péens, ce qui n’est pas glo­rieux quand même, parce qu’on est une vieille démo­cra­tie. Et puis, on se rend compte aus­si, quand on affine les choses, que plus on a affaire à la police, en tant que per­sonne moins on a confiance en elle !

Quand on voit que cer­tains sont par­ti­cu­liè­re­ment ciblés ‑je par­lais des contrôles d’i­den­ti­té, je par­lais des for­fai­taires- com­ment peuvent-ils se sen­tir citoyens dans la cité alors qu’ils se rendent tout à fait compte qu’ils sont dis­cri­mi­nés de façon raciale ? Ça veut pas for­cé­ment dire que les poli­ciers qui pra­tiquent ça sont racistes,  pas for­cé­ment, il y en a bien évi­dem­ment, mais c’est pas obli­ga­toire. Finalement, ce sont des biais dis­cri­mi­na­toires qui sont connus des socio­logues, mais dont il faut faire prendre conscience, et mal­heu­reu­se­ment, ce n’est pas dans la for­ma­tion des poli­ciers. Pour la Convention euro­péenne des droits de l’homme mais aus­si pour la Constitution, c’est le prin­cipe d’é­ga­li­té qui pré­vaut. Dans le code de déon­to­lo­gie, il a évi­dem­ment été inté­gré le fait que les contrôles ne doivent pas être dis­cri­mi­na­toires. Mais dans la pra­tique, ils le sont, et ils le sont d’au­tant plus, et c’est pour ça que la deuxième ques­tion, elle est là. C’est pas seule­ment les biais de ciblage de la ‘’clien­tèle poli­cière’’, mais c’est aus­si la ques­tion de la poli­tique qui est menée depuis les années Sarkozy, la poli­tique du chiffre. Les poli­ciers contrôlent davan­tage des per­sonnes qui, selon eux, ont des chances d’être en situa­tion irré­gu­lière. Désormais pour les drogues, M. Darmanin demande à ce qu’il y ait vrai­ment tout un ciblage sur les points de deal, il demande à ce qu’il y ait des résul­tats chif­frés. Évidemment que la police a plus ten­dance à cibler cer­tains quar­tiers popu­laires. Dans le même temps, M. Darmanin a déci­dé de déman­te­ler la police judi­ciaire et donc de ne plus s’at­ta­quer fina­le­ment aux gros tra­fi­quants, mais de cibler les petit usagers.

Que pen­sez-vous  du pro­cès du com­mis­saire Souchi dans l’affaire Geneviève Legay, qui est membre de notre mou­ve­ment Ensemble !, cette mili­tante de 73 ans  griè­ve­ment bles­sée lors d’une mani­fes­ta­tion paci­fique à Nice en mars 2019 ? Doit-on voir comme un élé­ment posi­tif que ce soit le com­mis­saire qui a déci­dé du mode opé­ra­toire pour refou­ler les manifestant·e·s qui soit devant la jus­tice et non l’auteur des violences ?

Chartres 15-01-2024 Nathalie Tehio LDH au CineParadis

Chartres 15-01-2024 Nathalie Tehio (LDH) au CinéParadis

Oui ! C’est la pre­mière fois. Et ça, c’est vrai­ment impor­tant, parce que c’est lui qui don­nait l’ordre. Chaque fois, quand il y a un pro­cès contre les exé­cu­tants, ils se retranchent der­rière ce qu’on appelle un fait jus­ti­fi­ca­tif, c’est-à-dire le com­man­de­ment de l’au­to­ri­té légi­time, et du coup, après il fau­drait démon­trer que l’ordre était mani­fes­te­ment illé­gal, ce qui n’est pas simple.

Ce qui est inté­res­sant ici, dans cette affaire, c’est qu’il y avait deux corps. Il y avait d’un côté les poli­ciers, mais de l’autre, il y avait des gen­darmes, et les gen­darmes mobiles, eux, ils avaient aus­si un com­man­dant qui était res­pon­sable de son uni­té et il a refu­sé de d’o­béir en consi­dé­rant que l’ordre était mani­fes­te­ment illé­gal. Lui, il n’a pas eu les hon­neurs qu’il devrait, puisque, jus­te­ment, c’est ce qu’on demande en démo­cra­tie. On dit : certes, vous devez obéir, mais, pour autant, dans une démo­cra­tie, on doit s’ar­rê­ter lorsque l’ordre est mani­fes­te­ment illé­gal. Il faut qu’il y ait  le dis­cer­ne­ment. Or, c’est le com­mis­saire en ques­tion qui a don­né cet ordre, qui a été féli­ci­té, qui a été médaillé même. Donc, on voit que le pou­voir en place cau­tionne ce genre de pra­tique, c’est-à-dire le fait d’a­voir une bru­ta­li­sa­tion de la répres­sion sur les mani­fes­tants pour cas­ser les mobi­li­sa­tions, pour empê­cher fina­le­ment le la liber­té de mani­fes­ter de s’exercer.

Que pen­sez-vous des réqui­si­tions du pro­cu­reur ‘’6 mois de pri­son avec sur­sis’’ alors que le délit de « com­pli­ci­té, par ordre ou ins­truc­tion, de vio­lences volon­taires par per­sonne dépo­si­taire de l’autorité publique », est pas­sible d’un maxi­mum de 5 ans d’emprisonnement ?

Geneviève Legay, Celle-qui-n'était-pas-sage, Syllepses [couverture]Je ne peux pas être pour la pri­son à tout prix, de toute façon, c’est pas la ques­tion. On part de loin. On a déjà du mal à faire adve­nir le pro­cès. On a déjà du mal à ce qu’il y ait une condam­na­tion. Donc, moi je ne veux pas com­men­ter ce qu’il fait. Ce qu’il a dit, c’est ce qu’il réclame une peine. J’attends sur­tout une condam­na­tion. Et c’est pas gagné encore. Il se trouve que j’en­seigne aux  futurs can­di­dats pour l’ENM, l’é­cole de la magis­tra­ture. Comme il va y avoir une enquête admi­nis­tra­tive pour qu’ils deviennent magis­trats, ils ne par­ti­cipent jamais à des mani­fes­ta­tions, ils se tiennent éloi­gnés des mou­ve­ments poli­tiques et syn­di­caux, etc. C’est extrê­me­ment com­pli­qué d’ar­ri­ver à faire com­prendre ce qui se passe sur une mani­fes­ta­tion. Et comme la télé­vi­sion montre en boucle un feu de pou­belle et ça devient le sujet du jour, et c’est ‘’Ces dégra­da­tions de biens, c’est hon­teux’’, etc… La Cour euro­péenne des Droits de l’Homme dit bien qu’il faut accep­ter un cer­tain désordre, parce que c’est la ges­tion des foules, et c’est pas simple. Or, toute la poli­tique, ces der­nières années, depuis 2016, consiste au contraire à inter­pel­ler très vite dans les mou­ve­ments, ce qui crée des ten­sions, ce qui crée fina­le­ment une esca­lade et on arrive à des violences.

Regardez ce qui s’est pas­sé récem­ment. C’est l’af­faire Theron4. C’est un mani­fes­tant qui est en train de par­tir et donc il était de dos par rap­port aux poli­ciers. Il y a un poli­cier qui n’a­vait pas l’ha­bi­li­ta­tion pour tirer des gre­nades de désen­cer­cle­ment avec des plots, il ne tire pas selon la doc­trine d’usage (faire rou­ler au sol), en  plus, il n’y avait plus de risque au moment où il l’a fait, puisque les mani­fes­tants n’é­taient plus en train de d’at­ta­quer. Le mani­fes­tant a reçu un plot et il a per­du l’œil. Il y a eu un acquit­te­ment en cour d’as­sises ! C’est extrê­me­ment com­pli­qué, y com­pris dans la popu­la­tion, puisque là il y a un jury, de faire com­prendre ce qui se passe sur une mani­fes­ta­tion. Alors même que pour l’emploi d’une arme, ça doit être jus­ti­fié au moment de l’emploi et pas en fonc­tion de ce qui s’est pas­sé une heure avant, deux heures avant, et ça, c’est contraire au droit, mais voi­là, c’est la sou­ve­rai­ne­té d’une cour d’assises.

C’est tel­le­ment com­pli­qué d’ar­ri­ver déjà une juri­dic­tion, ensuite d’ob­te­nir une condam­na­tion, que bon, [dans l’affaire Geneviève Legay] déjà, il y a des réqui­si­tions de condam­na­tion. C’est extrê­me­ment com­pli­qué d’ob­te­nir du minis­tère public, ne serait-ce que ça, qu’il fasse des réqui­si­tions en faveur d’une condam­na­tion. Donc, la ques­tion de la peine, on ver­ra après. Chaque chose en son temps !

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  1. L’État hors-la-loi, Logiques des vio­lences poli­cières, La Découverte, 2023.
  2. Les contrôles au faciès à Paris, Fabien Jobard, René Lévy, dans Plein droit 2009/3 (n° 82), pages 11 à 14.
  3. https://laviedesidees.fr/Entretien-avec-Anne-Wuilleumier
  4. Lors d’un ras­sem­ble­ment contre la loi tra­vail en sep­tembre 2016.