Laïcité, 4ème épisode : C’est quoi une religion ?

Nous publions le qua­trième article de la série « laï­ci­té » écrite par Jacqueline Marre, pro­fes­seure de phi­lo­so­phie retrai­tée.       La rédac­tion

 

La ques­tion qui tue : c’est quoi une religion ?

 

Cet épi­sode, sur la ques­tion, encore, du sens des mots, sera plu­tôt fait pour inquié­ter que pour ras­su­rer. Le mot laï­ci­té, c’était com­pli­qué, à cause de sa réfé­rence à trois moments his­to­riques (la loi, la consti­tu­tion, la charte), à cause aus­si des domaines d’utilisation des termes public et pri­vé. Mais le mot reli­gion, à un moment où on parle de la « ques­tion reli­gieuse », du « retour du reli­gieux », de la « crise du sens », de l’« isla­mo­pho­bie », et où on peut consi­dé­rer que « notre » laï­ci­té est en dan­ger, lui aus­si doit être inter­ro­gé. Avec des remarques et ques­tions simples : « reli­gion », ça fait beau­coup pen­ser à guerre, into­lé­rance, sépa­ra­tion des cultures. Lorsque Benoit XVI, en 2006 parle des « racines chré­tiennes » de l’Europe (dis­cours de Ratisbonne), parle-t-il de culture ou de reli­gion ? Veut-il ras­sem­bler toutes les cultures qui ont fait et font l’Europe en leur attri­buant une même ori­gine religieuse,-chrétienne‑, et en excluant les autres? Il se trouve d’autre part que beau­coup de cultes reli­gieux se sont trans­for­més avec le temps en habi­tudes cultu­relles plus ou moins indif­fé­rentes à leur sens ini­tial : man­ger maigre le ven­dre­di, ne pas sup­por­ter la viande de porc, ne pas tra­vailler pour des fêtes « reli­gieuses », c’est du cultuel ou du culturel ?

Il faut y regar­der de plus près.

 

Un Dieu, des dieux, des religions ?

 

Fête_de_l'Être_suprême_1794 au Jardin national

Fête de l’Être suprême au Jardin natio­nal en 1794

Comment défi­nir une reli­gion ? À par­tir de celles qui existent ? Aujourd’hui, en France, il y a des catho­liques, des musul­mans, des pro­tes­tants (par­mi les­quels des évan­gé­liques, dont le nombre va crois­sant), des juifs, des boud­dhistes, des adeptes de dif­fé­rentes sectes, et des athées. Sans se deman­der en quoi une secte n’est pas une reli­gion, on peut s’interroger : dans cette énu­mé­ra­tion, il y a bien, semble-t-il, deux intrus : l’athéisme et le boud­dhisme. Car Bouddha n’est pas un dieu ! Et pour­tant le boud­dhisme n’est pas seule­ment qua­li­fié comme sagesse. Il y aurait donc des reli­gions sans dieu(x) et des dieux sans reli­gions ? Oui, ce n’est pas le dieu qui fait la reli­gion. Le « déisme » est une croyance en un Dieu créa­teur, il est sans culte, sans dogme, sans Révélation. On le dis­tingue du « théisme » (mono­théismes, poly­théismes) qui donne au(x) dieu(x) une place morale et des capa­ci­tés d’intervention sur le monde ter­restre, en plus de l’avoir créé. Il y a eu pas mal de libres pen­seurs déistes, mais ils pou­vaient être aus­si pro­tes­tants ou athées ; leur point com­mun, c’est qu’ils refu­saient le pou­voir du catho­li­cisme et de sa hié­rar­chie dogmatique.

 

Croyance et connais­sance, foi et savoir

 

Bien qu’il ne soit pas reli­gieux, un athée est aus­si un croyant : il croit qu’il n’y a pas de Dieu, mais il n’en sait rien, car le propre d’une croyance c’est de ne pou­voir rien prou­ver. Le domaine de la croyance dépasse l’ordre du rai­son­ne­ment logique et de la méthode expé­ri­men­tale. La croyance concerne l’ordre des valeurs (le bien/ le mal, le juste /l’injuste) et pas seule­ment celui des véri­tés logiques ou scien­ti­fiques (le vrai /le faux). Or qui dira que quelque chose est mau­vais ou injuste, en se ser­vant de sa seule rai­son, et pour tout l’univers ? « Il n’est pas contraire à la rai­son de pré­fé­rer la des­truc­tion du monde à une égra­ti­gnure de mon doigt », disait Hume phi­lo­sophe scep­tique du XVIIIe siècle.

Minbar de la Grande Mosquée de Paris , offert en 1929 par Fouad Ier, roi d'Égypte

Minbar de la Grande Mosquée de Paris , offert en 1929 par Fouad Ier, roi d’Égypte

Quand il s’agit de sur­na­tu­rel, per­sonne ne peut rien prou­ver de façon ration­nelle, encore moins expé­ri­men­tale et scien­ti­fique : ni qu’il y a un dieu, ni qu’il y en a plu­sieurs, ni qu’il n’y en a pas, ni que l’âme existe, s’il y en a une (!), ni qu’elle est immor­telle ou mor­telle… Pour toutes ces ques­tions il faut affir­mer sans preuve, ou dire qu’on ne sait pas. La croyance est un drôle de savoir : il s’agit d’un « savoir », puisqu’on croit que ce qu’on croit est vrai, mais il n’est pas de l’ordre de la démons­tra­tion, c’est celui de la convic­tion intime : plus elle est sin­cère, plus elle engage la per­sonne entière, pas seule­ment dans son intel­li­gence, mais aus­si dans son cœur et ses actes.

Cela dit, on peut mettre sa foi dans beau­coup de domaines. Par exemple dans la Raison : « je crois, j’affirme que la rai­son est la seule valeur qui per­mette à tous les hommes de vivre en paix, et qu’il faut édu­quer à la rai­son plu­tôt que d’inculquer des reli­gions. » On peut aus­si trou­ver des rai­sons à sa foi reli­gieuse : toute la théo­lo­gie en est pleine.

 

L’appui de l’étymologie ?

 

Comment donc défi­nir une reli­gion ? Pas par la croyance en Dieu, pas par la sépa­ra­tion rai­son et foi. S’il y a des reli­gions sans dieu, et sans rai­son, y a‑t-il des reli­gions sans com­mu­nau­té, sans ins­ti­tu­tions, sans rites, sans grand récit ? Ce n’est pas sûr. Sans dogmes, sans « Révélation », sans com­man­de­ments d’ordre moral,  sans sépa­ra­tion entre monde sacré et monde pro­fane, sans croyance en une valeur abso­lue, qui auto­rise et domine les autres, qui cor­res­pon­drait à une puis­sance spi­ri­tuelle supé­rieure à l’humanité ? Peut-être.

Me réfé­rant à l’étymologie, voi­ci ce que j’en tire :

Le mot reli­gion vient du latin reli­gio, et il n’y a pas vrai­ment d’équivalent dans d’autres langues. On lui attri­bue deux éty­mo­lo­gies dif­fé­rentes : rele­gere d’abord,- la plus pro­bable, la plus géné­rale-. Ce verbe donne au mot un sens plus large que celui que nous connais­sons. Relegere, c’est « reprendre pour un nou­veau choix », c’est « être por­té au scru­pule », à l’attention, au res­pect ; c’est de l’ordre du sub­jec­tif, de l’intime, de la réflexion, de l’inquiétude aus­si. Mais quand le chris­tia­nisme nais­sant a uti­li­sé « reli­gio », il a don­né une autre éty­mo­lo­gie : reli­gare, relier,- les hommes entre eux et les hommes à Dieu-. La « reli­gion » est deve­nue obli­ga­tion, mani­fes­ta­tion objec­tive de pié­té, où Dieu s’attache le fidèle par le culte et ses rites. C’est le sens que nous utilisons.

 

Religio est-ce intraduisible ?

 

Temple de l'Oratoire à Paris, gravure de 1855

Temple de l’Oratoire à Paris, gra­vure de 1855

Du coup on peut se deman­der si quand on défi­nit une reli­gion, on le fait avec notre modèle chré­tien, ce qui fait qu’on ne com­prend plus grand chose aux autres formes de spi­ri­tua­li­té. Intraduisible, reli­gio ? Il ne rend pas bien compte des mou­ve­ments de beau­coup de poly­théismes, où le pro­fane et le sacré ne sont pas aus­si sépa­rés que dans les mono­théismes. Il ne tra­duit pas non plus ce qui se passe dans le judaïsme ou l’islam, parce qu’on y calque le modèle ins­ti­tu­tion­nel très hié­rar­chi­sé et par­ti­cu­lier du chris­tia­nisme catho­lique. Mais il existe, ce mot, et on fait avec. Le monde d’au­jourd’­hui est pla­né­taire, mon­dia­li­sé, « mon­dia­la­ti­ni­sé », et, avec ce concept roma­no-chré­tien de reli­gion, il peut mécon­naître d’autres façons de vivre le res­pect, la dévo­tion, le scrupule.

 

Culte et culture

 

Il y a beau­coup de cultuel dans le cultu­rel, quand il a per­du sa force de convic­tion au fur et à mesure des habi­tudes ; mais le cultuel, sor­ti par la porte, peut reve­nir par la fenêtre et s’associer au sacré. Bien des cultes sont ren­dus et bien des sacra­li­sa­tions sont don­nées à des valeurs autres que reli­gieuses, par exemple sociales (la famille c’est sacré), poli­tiques (la répu­blique c’est sacré), juri­diques (la loi c’est sacré), éco­no­miques (le capi­ta­lisme c’est sacré ), morales (la digni­té c’est sacré) ou affec­tives (l’amour c’est sacré), etc. À se deman­der s’il faut du sacré, de l’intouchable, du trans­cen­dant, de l’éternel et de l’universel, pour don­ner du sens à sa vie. Y a‑t-il du reli­gieux en dehors des reli­gions ? Sans aucun doute. Est-ce dan­ge­reux, et pour qui et pour quoi ? Peut-on ima­gi­ner de la reli­gio­si­té, du res­pect, du scru­pule, de la réflexion, de l’admiration, de l’attention, pour des valeurs qui seraient en même temps dis­cu­tables, contes­tables, donc qui ne seraient pas sacrées ? Difficile de conclure.

Chaque culture condense en elle une « expé­rience spi­ri­tuelle », disait un grand jésuite, Michel de Certeau. Elle donne du sens à tout ce qu’on fait, même avec des contra­dic­tions, ou de graves conflits de signi­fi­ca­tions. Il y a, his­to­ri­que­ment et socia­le­ment, du domi­nant et du domi­né dans la façon dont se ren­contrent les cultures, et nous avons ten­dance à consi­dé­rer que les autres sont moins accom­plies que la nôtre. Quand il y a de la diver­si­té cultu­relle dans un pays, et des convic­tions reli­gieuses ou poli­tiques fortes, il peut y avoir des juge­ments hos­tiles, des formes de fer­me­ture et répro­ba­tions vis à vis d’autres façons de vivre. Levi Strauss disait que « le bar­bare c’est l’homme qui croit à la bar­ba­rie », qui croit qu’il y a des bar­bares, c’est-à-dire qui croit qu’il est le seul à pos­sé­der et faire vivre la « vraie » culture. En ce qui concerne les reli­gions, c’est d’autant plus vrai. Catholique a comme éty­mo­lo­gie grecque kat’olon = pour la tota­li­té ; être la seule « vraie » reli­gion, l’unique, l’universelle, c’est peut-être une forme radi­cale du désir d’absolu. Faut-il rabattre l’absolu sur le sacré ? Rendre sacrée une valeur, c’est empê­cher de la dis­cu­ter, puisque c’est lui don­ner une ori­gine divine. Le dis­cours sur la laï­ci­té ne court-il pas le risque à son tour d’être sacralisé ?

 

L’école laïque et les religions

 

Honoré Daumier, La République, 1848

Honoré Daumier, La République, 1848

Statue de Notre-Dame de Lourdes

Statue de Notre-Dame de Lourdes

”Notre” laï­ci­té, bien que toute natio­nale et his­to­rique, a été un grand moment d’émancipation poli­tique. Dans l’enseignement laïque et sécu­la­ri­sé, le cultuel fait par­tie du cultu­rel. On va étu­dier les reli­gions comme on étu­die les mytho­lo­gies, de l’extérieur ; d’une manière ration­nelle et non croyante ; soit qu’il s’agisse d’autres civi­li­sa­tions, soit qu’il s’agisse de la nôtre, mais d’un point de vue his­to­rique, socio­lo­gique ou poli­tique. On marque les effets cultu­rels des reli­gions, on ne s’occupe pas de dis­cu­ter de la valeur des cultes. Évidemment ce point de vue exté­rieur sur les cultes peut être dif­fi­cile à admettre pour un croyant très convain­cu, qui voit les choses de l’intérieur. Alors va-t-on deman­der au futur citoyen de tro­quer sa foi reli­gieuse pour une foi laïque, de sacra­li­ser la République et de lais­ser ses autres croyances à la mai­son ? C’est sans doute impos­sible. A l’école pour­tant, on apprend tout autre chose qu’en reli­gion : on apprend les Humanités, c’est à dire ce qui auto­rise en prin­cipe la liber­té de pen­ser par soi-même, grâce au seul usage de sa rai­son cri­tique. L’école laïque s’est sépa­rée de l’école confes­sion­nelle catho­lique en fai­sant des Lumières son dogme nou­veau : ose pen­ser par toi-même, pro­gresse en science et en rai­son, évite les pré­ju­gés, réflé­chis. Ne pense pas comme les autres, mais essaie de pen­ser la pen­sée des autres. Est-ce de la tolé­rance ou une nou­velle façon de com­prendre la laïcité ?

Suite à l’é­pi­sode 5 qui paraî­tra le 19 février

 

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