Laïcité, 4ème épisode : C’est quoi une religion ?
La question qui tue : c’est quoi une religion ?
Cet épisode, sur la question, encore, du sens des mots, sera plutôt fait pour inquiéter que pour rassurer. Le mot laïcité, c’était compliqué, à cause de sa référence à trois moments historiques (la loi, la constitution, la charte), à cause aussi des domaines d’utilisation des termes public et privé. Mais le mot religion, à un moment où on parle de la « question religieuse », du « retour du religieux », de la « crise du sens », de l’« islamophobie », et où on peut considérer que « notre » laïcité est en danger, lui aussi doit être interrogé. Avec des remarques et questions simples : « religion », ça fait beaucoup penser à guerre, intolérance, séparation des cultures. Lorsque Benoit XVI, en 2006 parle des « racines chrétiennes » de l’Europe (discours de Ratisbonne), parle-t-il de culture ou de religion ? Veut-il rassembler toutes les cultures qui ont fait et font l’Europe en leur attribuant une même origine religieuse,-chrétienne‑, et en excluant les autres? Il se trouve d’autre part que beaucoup de cultes religieux se sont transformés avec le temps en habitudes culturelles plus ou moins indifférentes à leur sens initial : manger maigre le vendredi, ne pas supporter la viande de porc, ne pas travailler pour des fêtes « religieuses », c’est du cultuel ou du culturel ?
Il faut y regarder de plus près.
Un Dieu, des dieux, des religions ?
Comment définir une religion ? À partir de celles qui existent ? Aujourd’hui, en France, il y a des catholiques, des musulmans, des protestants (parmi lesquels des évangéliques, dont le nombre va croissant), des juifs, des bouddhistes, des adeptes de différentes sectes, et des athées. Sans se demander en quoi une secte n’est pas une religion, on peut s’interroger : dans cette énumération, il y a bien, semble-t-il, deux intrus : l’athéisme et le bouddhisme. Car Bouddha n’est pas un dieu ! Et pourtant le bouddhisme n’est pas seulement qualifié comme sagesse. Il y aurait donc des religions sans dieu(x) et des dieux sans religions ? Oui, ce n’est pas le dieu qui fait la religion. Le « déisme » est une croyance en un Dieu créateur, il est sans culte, sans dogme, sans Révélation. On le distingue du « théisme » (monothéismes, polythéismes) qui donne au(x) dieu(x) une place morale et des capacités d’intervention sur le monde terrestre, en plus de l’avoir créé. Il y a eu pas mal de libres penseurs déistes, mais ils pouvaient être aussi protestants ou athées ; leur point commun, c’est qu’ils refusaient le pouvoir du catholicisme et de sa hiérarchie dogmatique.
Croyance et connaissance, foi et savoir
Bien qu’il ne soit pas religieux, un athée est aussi un croyant : il croit qu’il n’y a pas de Dieu, mais il n’en sait rien, car le propre d’une croyance c’est de ne pouvoir rien prouver. Le domaine de la croyance dépasse l’ordre du raisonnement logique et de la méthode expérimentale. La croyance concerne l’ordre des valeurs (le bien/ le mal, le juste /l’injuste) et pas seulement celui des vérités logiques ou scientifiques (le vrai /le faux). Or qui dira que quelque chose est mauvais ou injuste, en se servant de sa seule raison, et pour tout l’univers ? « Il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de mon doigt », disait Hume philosophe sceptique du XVIIIe siècle.
Quand il s’agit de surnaturel, personne ne peut rien prouver de façon rationnelle, encore moins expérimentale et scientifique : ni qu’il y a un dieu, ni qu’il y en a plusieurs, ni qu’il n’y en a pas, ni que l’âme existe, s’il y en a une (!), ni qu’elle est immortelle ou mortelle… Pour toutes ces questions il faut affirmer sans preuve, ou dire qu’on ne sait pas. La croyance est un drôle de savoir : il s’agit d’un « savoir », puisqu’on croit que ce qu’on croit est vrai, mais il n’est pas de l’ordre de la démonstration, c’est celui de la conviction intime : plus elle est sincère, plus elle engage la personne entière, pas seulement dans son intelligence, mais aussi dans son cœur et ses actes.
Cela dit, on peut mettre sa foi dans beaucoup de domaines. Par exemple dans la Raison : « je crois, j’affirme que la raison est la seule valeur qui permette à tous les hommes de vivre en paix, et qu’il faut éduquer à la raison plutôt que d’inculquer des religions. » On peut aussi trouver des raisons à sa foi religieuse : toute la théologie en est pleine.
L’appui de l’étymologie ?
Comment donc définir une religion ? Pas par la croyance en Dieu, pas par la séparation raison et foi. S’il y a des religions sans dieu, et sans raison, y a‑t-il des religions sans communauté, sans institutions, sans rites, sans grand récit ? Ce n’est pas sûr. Sans dogmes, sans « Révélation », sans commandements d’ordre moral, sans séparation entre monde sacré et monde profane, sans croyance en une valeur absolue, qui autorise et domine les autres, qui correspondrait à une puissance spirituelle supérieure à l’humanité ? Peut-être.
Me référant à l’étymologie, voici ce que j’en tire :
Le mot religion vient du latin religio, et il n’y a pas vraiment d’équivalent dans d’autres langues. On lui attribue deux étymologies différentes : relegere d’abord,- la plus probable, la plus générale-. Ce verbe donne au mot un sens plus large que celui que nous connaissons. Relegere, c’est « reprendre pour un nouveau choix », c’est « être porté au scrupule », à l’attention, au respect ; c’est de l’ordre du subjectif, de l’intime, de la réflexion, de l’inquiétude aussi. Mais quand le christianisme naissant a utilisé « religio », il a donné une autre étymologie : religare, relier,- les hommes entre eux et les hommes à Dieu-. La « religion » est devenue obligation, manifestation objective de piété, où Dieu s’attache le fidèle par le culte et ses rites. C’est le sens que nous utilisons.
Religio est-ce intraduisible ?
Du coup on peut se demander si quand on définit une religion, on le fait avec notre modèle chrétien, ce qui fait qu’on ne comprend plus grand chose aux autres formes de spiritualité. Intraduisible, religio ? Il ne rend pas bien compte des mouvements de beaucoup de polythéismes, où le profane et le sacré ne sont pas aussi séparés que dans les monothéismes. Il ne traduit pas non plus ce qui se passe dans le judaïsme ou l’islam, parce qu’on y calque le modèle institutionnel très hiérarchisé et particulier du christianisme catholique. Mais il existe, ce mot, et on fait avec. Le monde d’aujourd’hui est planétaire, mondialisé, « mondialatinisé », et, avec ce concept romano-chrétien de religion, il peut méconnaître d’autres façons de vivre le respect, la dévotion, le scrupule.
Culte et culture
Il y a beaucoup de cultuel dans le culturel, quand il a perdu sa force de conviction au fur et à mesure des habitudes ; mais le cultuel, sorti par la porte, peut revenir par la fenêtre et s’associer au sacré. Bien des cultes sont rendus et bien des sacralisations sont données à des valeurs autres que religieuses, par exemple sociales (la famille c’est sacré), politiques (la république c’est sacré), juridiques (la loi c’est sacré), économiques (le capitalisme c’est sacré ), morales (la dignité c’est sacré) ou affectives (l’amour c’est sacré), etc. À se demander s’il faut du sacré, de l’intouchable, du transcendant, de l’éternel et de l’universel, pour donner du sens à sa vie. Y a‑t-il du religieux en dehors des religions ? Sans aucun doute. Est-ce dangereux, et pour qui et pour quoi ? Peut-on imaginer de la religiosité, du respect, du scrupule, de la réflexion, de l’admiration, de l’attention, pour des valeurs qui seraient en même temps discutables, contestables, donc qui ne seraient pas sacrées ? Difficile de conclure.
Chaque culture condense en elle une « expérience spirituelle », disait un grand jésuite, Michel de Certeau. Elle donne du sens à tout ce qu’on fait, même avec des contradictions, ou de graves conflits de significations. Il y a, historiquement et socialement, du dominant et du dominé dans la façon dont se rencontrent les cultures, et nous avons tendance à considérer que les autres sont moins accomplies que la nôtre. Quand il y a de la diversité culturelle dans un pays, et des convictions religieuses ou politiques fortes, il peut y avoir des jugements hostiles, des formes de fermeture et réprobations vis à vis d’autres façons de vivre. Levi Strauss disait que « le barbare c’est l’homme qui croit à la barbarie », qui croit qu’il y a des barbares, c’est-à-dire qui croit qu’il est le seul à posséder et faire vivre la « vraie » culture. En ce qui concerne les religions, c’est d’autant plus vrai. Catholique a comme étymologie grecque kat’olon = pour la totalité ; être la seule « vraie » religion, l’unique, l’universelle, c’est peut-être une forme radicale du désir d’absolu. Faut-il rabattre l’absolu sur le sacré ? Rendre sacrée une valeur, c’est empêcher de la discuter, puisque c’est lui donner une origine divine. Le discours sur la laïcité ne court-il pas le risque à son tour d’être sacralisé ?
L’école laïque et les religions
”Notre” laïcité, bien que toute nationale et historique, a été un grand moment d’émancipation politique. Dans l’enseignement laïque et sécularisé, le cultuel fait partie du culturel. On va étudier les religions comme on étudie les mythologies, de l’extérieur ; d’une manière rationnelle et non croyante ; soit qu’il s’agisse d’autres civilisations, soit qu’il s’agisse de la nôtre, mais d’un point de vue historique, sociologique ou politique. On marque les effets culturels des religions, on ne s’occupe pas de discuter de la valeur des cultes. Évidemment ce point de vue extérieur sur les cultes peut être difficile à admettre pour un croyant très convaincu, qui voit les choses de l’intérieur. Alors va-t-on demander au futur citoyen de troquer sa foi religieuse pour une foi laïque, de sacraliser la République et de laisser ses autres croyances à la maison ? C’est sans doute impossible. A l’école pourtant, on apprend tout autre chose qu’en religion : on apprend les Humanités, c’est à dire ce qui autorise en principe la liberté de penser par soi-même, grâce au seul usage de sa raison critique. L’école laïque s’est séparée de l’école confessionnelle catholique en faisant des Lumières son dogme nouveau : ose penser par toi-même, progresse en science et en raison, évite les préjugés, réfléchis. Ne pense pas comme les autres, mais essaie de penser la pensée des autres. Est-ce de la tolérance ou une nouvelle façon de comprendre la laïcité ?
Suite à l’épisode 5 qui paraîtra le 19 février