Laïcité, 5ème épisode :
Le théologique et le politique
Le théologique et le politique
Les écrouelles
À partir du VIIIe siècle les Papes et les Rois de France ont établi entre eux des relations d’assistance réciproque. Après Clovis, premier roi barbare à s’être converti au christianisme, Pépin le Bref soutient le pape Étienne II pour la consolidation et l’extension des États pontificaux. En retour, le pape le sacre, « par la volonté de Dieu », « protecteur, Fils aîné de l’Église et roi très chrétien » le 28 juillet 754, à Saint Denis. L’Église de Rome légitime ainsi la supériorité du pouvoir monarchique sur les pouvoirs féodaux. Et voilà comment commence l’histoire de la fameuse « guérison des écrouelles ». Les écrouelles, ou scrofules, sont des lésions d’origine tuberculeuse de la peau, des ganglions lymphatiques, ou des os. Or l’huile dont le Pape se sert pour sacrer le roi provient de la Sainte Ampoule apportée par une colombe, — le Saint Esprit -, pour le baptême de Clovis par Saint Rémi ; et donc celui qui la reçoit peut faire des miracles. Les mains du Roi touchent, le malade guérit. La cérémonie de la guérison des écrouelles a été très populaire pendant des siècles, et jusqu’à Charles X, dernier roi de France à avoir été sacré à Reims, le 29 mai 1825. Après la cérémonie du sacre, de la guérison des écrouelles, avait lieu une distribution d’aumônes. Qui dira si le scrofule disparaissait ou si l’aumône était conséquente…? Dans tous les cas il fallait y croire. 1825–1905, ce n’est pas si long ! La séparation des Églises et de l’État ne sera pas facile.
Qu’est ce qui est sacré ?
Bien sûr, les écrouelles, c’est fini, mais le sacré est toujours là. Il a migré, et il s’est diffusé. Où est-il aujourd’hui ? Dans le modèle républicain ? Dans celui de l’économie dominante ? Dans la consommation ? Dans les lois ? Dans le travail ? À l’école ? On parle bien de l’école laïque comme « espace sacré », « temple » ou « sanctuaire » de la République ! Chassez le sacré de l’État républicain (laïcité), il revient au galop là même où l’on cherchait avant tout à l’éliminer ! On a beaucoup comparé, pour les dire analogues, la structure hiérarchique de notre État centralisé avec celle de l’Église catholique, les principes constitutionnels « écrits dans le marbre » avec les dogmes catholiques. On a fait mourir des gens pour les noms sacrés de Nation et de Patrie, comme pour le nom de Dieu.
Au sens étymologique, sacré a deux sens : ce qui est chargé de présence divine ; ce qui est interdit au contact des hommes : il ne faut pas y toucher au sens où il ne faut pas le profaner (sacré a donné sacrifice et sacerdoce). Il y a un troisième sens, qui convient mieux à la comparaison entre le théologique et le politique : le sacré ne désigne pas seulement l’invisible en tant qu’il est séparé mais en tant qu’il se rend présent et sensible à travers toutes sortes de cérémonies, de signes, de rites et de monuments. À ce titre, oui, il y a du religieux et du sacré dans le politique. De même que dans l’extraordinaire originalité des textes du Nouveau Testament, le transcendant s’est marié avec l’immanent, le ciel est descendu sur la terre (l’Incarnation du Christ), de même la République prend en charge la société pour la sauver de la violence, de l’esclavage, des injustices. Liberté, Égalité, Fraternité, ce serait analogue à la triade : le Père, le Fils, le Saint Esprit.
Le danger de la sacralisation d’un concept, d’un mot, ou d’une réalité, c’est qu’on ne peut plus les discuter. En politique, toute une partie du travail de propagande n’est-il pas quelquefois de rendre sacrés certains mots, pour qu’on n’ait pas à les interroger, à décrire le décalage entre l’idéal et la réalité, les conduites qu’ils excluent et les pratiques qu’ils induisent ? Aussi on peut se demander, quand on parle de « valeurs républicaines », qui sont autre chose que des lois ou des principes, si on ne cherche pas à les sacraliser, au point de ne plus interroger leur sens, leurs utilisations, leurs ambiguïtés, leurs contradictions, les questions qu’elles posent dans la façon dont on les relie à la pratique.
Le « retour du religieux »
Marx disait que la religion c’est l’opium du peuple, et que la critique de la religion c’était la condition de toute critique. Une drogue (l’opium), c’est quelque chose qui témoigne à la fois d’une difficulté à vivre dans le présent et de la solution imaginaire qu’on y apporte. Au lieu de vous droguer, proposait Marx, faites la révolution, au moins vous changerez le monde « pour de vrai » et pas seulement dans vos rêves suicidaires. Mais tant que la révolution paraît impossible, disait-il, alors la religion existera, parce qu’il faut bien trouver du sens à un monde insupportable. Pour lui toute critique d’un état politique existant devrait commencer par remettre le monde sur ses pieds, et cela voulait dire : se mettre à réfléchir, au sens optique du terme. C’est pour cela qu’il parlait de fétichisme religieux à propos de l’économie capitaliste, parce qu’elle faisait adorer la consommation de marchandises au lieu de reconnaître et de valoriser le travail des gens qui les avaient produites. On peut comprendre. C’est sans doute plus compliqué, et je caricature pas mal. Mais enfin, dans un monde aujourd’hui désenchanté, dont beaucoup de gens disent qu’il a perdu sa direction, — mais en a‑t-il jamais eu ? -, qu’il n’est pas juste et qu’il n’y a pas forcément d’avenir radieux, on pourrait penser qu’on a tous toujours besoin de croire, et que le « retour du religieux » est une façon de « redonner du sens », même si Marx et d’autres affirment que ce sens est le mauvais.
En réalité, y a‑t-il retour ou permanence ? Le religieux a‑t-il jamais quitté le politique, et le politique s’en est-il vraiment séparé ? Historiquement, c’est sous Pétain qu’est réaffirmée « l’identité chrétienne de la France », que les discours anti-laïques se sont multipliés, qu’on a assisté à la remise en place du crucifix dans certaines écoles laïques et sur de nombreux monuments publics. Pétain n’a pas remis en cause la loi de 1905, mais son gouvernement a subventionné plus largement les écoles confessionnelles, supprimé les écoles normales primaires considérées comme des « séminaires laïques », la Ligue de l’Enseignement, le SNI, ‑syndicat national des instituteurs‑, interdit la Grande Loge de France, exclu les instituteurs libre-penseurs, socialistes et communistes considérés comme des opposants politiques, autorisé à nouveau les congrégations à enseigner, rétabli l’obligation de l’enseignement des valeurs chrétiennes et des devoirs envers Dieu, etc.
Aujourd’hui la laïcité de 1905 n’est pas non plus remise en cause, au contraire. Pourtant les entorses d’État sont nombreuses : à partir de 1959 la « loi Debré » a permis de subventionner les écoles confessionnelles, à égalité des écoles laïques, le Concordat existe en Alsace Moselle et dans certains départements d’outre-mer, des chefs politiques participent à des cérémonies catholiques à Notre Dame (du temps où elle était intacte), etc. La (nouvelle ?) méfiance envers l’islam, et les confusions répétées entre islam, islamisme, terrorisme, arabe… ne montrent-elles pas qu’on se sert encore beaucoup du « religieux » pour aider le politique, en matière de sécurité, par exemple. « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » : cela n’a jamais été possible, et c’est heureux, pour la bonne raison que les manifestations religieuses sont toujours soumises à et contrôlées par la règle du respect de l’ordre public. L’État républicain ne fait pas seulement que séparer l’État et les cultes ; il institue une hiérarchie, en reléguant le religieux dans le privé (du droit, de la foi et de la propriété), et en faisant du politique le garant et le contrôleur de la coexistence réciproque. Aucun conflit religieux n’est purement religieux, il est aussi fondamentalement politique.
La démocratie et le « laos »
Tout le christianisme médiéval, et le catholicisme à partir du XVIe siècle, divise le monde social en deux catégories d’individus, bien partagés, qui n’ont ni les mêmes droits ni les mêmes obligations, ni les mêmes privilèges civils bien sûr : d’une part le clercs, d’autre part les laïcs. Le laïc, c’est celui qui n’est ni prêtre ni clérical, c’est le « peuple » mais le peuple des fidèles, à l’intérieur de la communauté religieuse. Le paradoxe est complet avec le sens de notre adjectif laïque : celui qui aujourd’hui se revendique laïque c’est celui qui ne veut être reconnu ni clerc, ni laïc, celui qui ne veut pas être défini par une quelconque religion ! C’est celui qui dit que les clercs, les religieux, les prêtres sont des citoyens comme les autres, et qui donne un sens politique au mot peuple. Ce sens politique c’est démo-cratie, le pouvoir du peuple. En grec, il y a beaucoup de mots différents pour désigner le peuple. Le peuple-laos, c’est le peuple en tant qu’il est foule, masse, ensemble des fidèles par différence avec les prêtres (laos, c’est le mot retenu dans la Bible des Septantes, l’Ancien Testament traduit en grec vers le IVème siècle avant JC) ; le peuple-dèmos, c’est l’ensemble des citoyens libres dans la démocratie athénienne. Il y a aussi plèthos, la multitude, les « masses populaires » (ça a donné population), et ethnos, la tribu, la race (ça a donné ethnique). Laos, dèmos, plèthos, ethnos, quand il s’agit de peuple tout y passe : la nation, la race, la population, la culture, la religion, la politique. Autant de mots qui sont autant de questions et de conflits, surtout quand on cherche à les référer à l’universalité des droits humains.
De quelques paradoxes
Ces temps-ci la laïcité secoue bien des contradictions, qui dépassent ses compétences : l’injonction de « vivre-ensemble » nous rebat les oreilles, et en même temps les « séparations » se multiplient ; l’État se revendique neutre puisqu’il est laïque, et en même temps, au nom de la laïcité, il défend farouchement les « valeurs » républicaines ; il prétend ne pas s’occuper des religions mais vérifie les sources de financement du culte musulman ; il utilise la laïcité pour promouvoir l’égalité homme/femme, et pourtant le droit de vote des femmes en France ne date pas de 1905, c’était en 1945 ; il en fait une « exception » française, fleuron de la nation, et pourtant la déclare modèle d’universalité, de rationalité et d’égalité : comment une exception pourrait-elle être généralisable ?
On le disait : la laïcité c’est un mot piégeux, où la religion et le sacré ont pénétré les pores de sa peau de mot. On ne peut pas s’en tenir à l’étymologie. Il a toute une histoire, et c’est bien par son histoire qu’on pourrait le désacraliser, y réfléchir, et raviver ses « valeurs ».
La prochaine fois (et la dernière) : laïciser la laïcité ? Des histoires de femmes…