Laïcité, 6ème et dernier épisode : Mythologiques ?

Nous publions le sixième et der­nier article de la série « laï­ci­té » écrite par Jacqueline Marre, pro­fes­seure de phi­lo­so­phie retraitée.
C’est le moment de lui renou­ve­ler nos cha­leu­reux remer­cie­ments pour cette contri­bu­tion qui sti­mule notre réflexion.      La rédac­tion
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Voici venir le der­nier épi­sode, qui est davan­tage une inci­ta­tion à conti­nuer de réflé­chir qu’une conclu­sion.  Il se tourne vers la mytho­lo­gie,  vers la socio­lo­gie et vers l’histoire, pour  s’éloigner  sans rien ter­mi­ner, et gar­der toutes les interrogations.

 

Les évan­giles et les laï­ci­tés,  ou la danse des 7 voiles

 

Danse pour Hérode, gravure dans un livre allemand de 1898

Danse pour Hérode, gra­vure dans un livre alle­mand de 1898

Jean le Baptiste, le pro­phète, était dans les pri­sons pales­ti­niennes, sous domi­na­tion romaine, pour avoir condam­né publi­que­ment Hérode, le gou­ver­neur de Jérusalem, parce qu’il avait trans­gres­sé le com­man­de­ment divin : “ Tu ne convoi­te­ras pas la femme de ton frère” et épou­sé Hérodiade sa belle sœur. « Vint l’anniversaire d’Hérode. La fille d’Hérodiade dan­sa au milieu des convives. Ébloui,  Hérode fit le ser­ment  de lui don­ner ce qu’elle deman­de­rait. Sa mère dic­ta la réponse : Je veux sur un pla­teau la tête de Jean le Baptiste’’. » Tout ceci, vous le trou­vez dans les évan­giles de Matthieu et de Marc (Matthieu, 14, Marc, 6). Jésus, ayant appris la nou­velle, fut bou­le­ver­sé, mon­ta dans une barque et s’éloigna dans un lieu désert.  S’ensuit alors, dans les deux évan­giles, l’épisode de la mul­ti­pli­ca­tion des pains. 

Nous sommes peut-être comme Hérode, éblouis par la danse de la laï­ci­té, qui n’en finit pas de se dévoi­ler et de se rha­biller, au point qu’on ne sait plus à quel moment elle est nue.  C’est ain­si que Jean Baubérot, socio­logue contem­po­rain,  dis­tingue 7 façons d’envisager le meilleur accord entre l’État  fran­çais et les Églises, et plus lar­ge­ment entre la liber­té et la foi. Les voiles de la laï­ci­té, pour ain­si dire… Les voi­ci, un peu transformées.

  1. La laï­ci­té « gal­li­cane » vient du gal­li­ca­nisme ; cette  doc­trine répan­due au XVIIe siècle (grâce à Bossuet) cher­chait à réduire l’autorité du pape sur le cler­gé fran­çais, et, au moment de la Révolution fran­çaise a per­mis de pro­po­ser et d’adopter une “consti­tu­tion civile du cler­gé”. « Je jure de veiller avec soin sur les fidèles de la paroisse (ou du dio­cèse) qui m’est confiée, d’être fidèle à la Nation, à la Loi, au Roi et de main­te­nir de tout mon pou­voir la Constitution décré­tée par l’Assemblée natio­nale et accep­tée par le Roi », tel était  le ser­ment que devaient prê­ter  tous les membres du cler­gé en 1791. L’abbé Grégoire en a été un  fervent défen­seur. Curé et dépu­té, il sera élu évêque consti­tu­tion­nel de Loir-et-Cher, et devien­dra, de fait, le chef de l’Église consti­tu­tion­nelle de France. Mais devant le nombre impor­tant des  “réfrac­taires”, il avait pro­po­sé  un peu plus tard  que les  “inser­men­tés”   puissent mal­gré tout  célé­brer la messe dans les églises consti­tu­tion­nelles. Aujourd’hui, au nom d’une  “reli­gion civile”  répu­bli­caine, cer­tains pensent qu’il faut sou­mettre  les cultes  et leur visi­bi­li­té sociale à la vigi­lance de l’État.
  1. Allégorie du Concordat de 1801 par Pierre-Joseph Célestin François (1802)

    Allégorie du Concordat de 1801, Pierre-Joseph Célestin François, 1802.

    La laï­ci­té “concor­da­taire” tire son nom du Concordat de 1801, qui revient sur cette consti­tu­tion civile et crée des rela­tions offi­cielles entre Bonaparte et la papau­té : il  auto­rise le chef de l’État fran­çais,  en accord avec les avis des  papes, à nom­mer les arche­vêques et les  évêques. Pie VII enté­rine cette mise sous tutelle de l’Église de France. Aujourd’hui le  régime concor­da­taire  régit encore cer­tains dépar­te­ments, et c’est au nom des cultures et des tra­di­tions que cer­tains jus­ti­fient ce conservatisme.

  1. La laï­ci­té juri­dique, celle de 1905. Les tenants de la loi s’y réfèrent clai­re­ment : neu­tra­li­té de l’État, libre exer­cice des cultes dans la société.
  1. Certains la dur­cissent et la trans­forment, en vou­lant impo­ser la sépa­ra­tion et la neu­tra­li­té par­tout : dans la socié­té et tous les espaces publics, comme dans l’État et ses services.
  1. La laï­ci­té libé­rale est celle qui n’insiste pas tant sur la sépa­ra­tion que sur l’absolue liber­té de conscience, d’opinion, d’expression, que l’État doit garan­tir et pro­té­ger : éga­li­té entre la liber­té de croire et celle de ne pas croire, éga­li­té de toutes les reli­gions  quant à leur visi­bi­li­té  dans l’espace social.
  1. La laï­ci­té indi­vi­dua­liste (au bon sens du terme)oriente vers le pri­vé de la foi : cha­cun ses croyances, à condi­tion qu’elles ne gênent pas les autres.
  1. La laï­ci­té athée pense qu’on vivrait bien mieux s’il n’y avait pas les religions.

On pour­rait ajou­ter d’autres voiles : la laï­ci­té “coco­ri­co”, celle qui se voit comme le nom­bril de la liber­té et parle de l’exception fran­çaise comme un modèle uni­ver­sa­liste ; la  “cultu­ra­liste fer­mée”, celle qui sou­ligne la tra­di­tion catho­lique qu’il fau­drait pré­ser­ver. Il y a encore l’“essentialiste”, celle qui dit qu’il n’y en a qu’une vraie, et que toutes les autres sont des façons de la dévoyer dans des attri­buts qui l’historicisent beau­coup trop. Bref, voile ou pas voile, la laï­ci­té fait dan­ser. Qui sera le mort dans cette affaire, quelle tête à couper ? 

« L’éternelle iro­nie de la communauté »

 

Sébastien Norblin, Antigone donnant la sépulture à Polynice, 1825

Sébastien Norblin, Antigone don­nant la sépul­ture à Polynice, 1825

Le phi­lo­sophe Hegel, au XIXe siècle, ana­lyse lon­gue­ment le mythe d’Antigone,  et qua­li­fie ce qu’il appelle la « fémi­ni­té en géné­ral » d’« éter­nelle iro­nie de la com­mu­nau­té ». Voici l’histoire, et la tra­gé­die mise en scène par Sophocle, au Ve siècle avant J.C. : Antigone, fille  de l’union inces­tueuse entre Œdipe et Jocaste, sa mère deve­nue son épouse,  revient à Thèbes après la mort de son père. Elle trouve une cité  rava­gée par la guerre civile ; ses deux frères deve­nus enne­mis l’un de l’autre ont été tués, et le roi Créon a déci­dé que le corps de l’un serait enter­ré avec les hon­neurs, celui de l’autre aban­don­né aux vau­tours. Antigone va s’opposer à  Créon car, dit-elle,  la « loi du cœur » est supé­rieure à toutes les  rai­sons d’État.  Il la condamne à mort,  son injus­tice révolte le peuple, Créon est ren­ver­sé à son tour.  Hegel va géné­ra­li­ser la leçon du mythe, en  énon­çant un “prin­cipe Antigone”, prin­cipe  indi­vi­duel de sub­ver­sion capable de ren­ver­ser les dic­ta­tures des pou­voirs. Il est asso­cié au prin­cipe de fra­ter­ni­té : l’égalité entre frères et sœurs au sein de la famille unit bien plus que la  struc­ture hié­rar­chique des rela­tions des parents aux enfants. C’est donc la lutte « éter­nelle » pour la recon­nais­sance des croyances indi­vi­duelles, et c’est de l’« iro­nie », non pas au sens de l’humour, mais au sens tra­gique où il y a tou­jours un ren­ver­se­ment pos­sible des places : là où on se croyait solide, on  s’aperçoit qu’on est vul­né­rable, et là où on se pense vain­cu, il peut y avoir un sur­saut qui impulse d’autres che­mins.  La « fémi­ni­té »,  qui dans ce sens désigne bien sûr autant des hommes que des femmes,  est « l’éternelle iro­nie de la com­mu­nau­té », parce que le mou­ve­ment de l’histoire est éter­nel, et qu’on ne sait jamais com­ment cela finira ! 

Quel rap­port, me direz-vous, avec la laï­ci­té ? Serait-elle aus­si « l’éternelle iro­nie de la com­mu­nau­té », qui peut repro­cher à la République fran­çaise ses pra­tiques injustes inéga­li­taires, et qui  en même temps peut contes­ter les reli­gions parce que cha­cune ne  veut voir midi  qu’à sa porte ? Celle qui se méfie des clé­ri­ca­lismes, des dogmes et des sacra­li­sa­tions ? Celle qui reven­dique  la seule “valeur” qui vaille, l’autocritique ? Qui cherche la paix et non la guerre ? Beaucoup d’entre nous aime­raient bien cette laï­ci­té héré­tique, défi­nie comme un esprit de cri­tique interne de tous les dogmes, asso­cié au prin­cipe démo­cra­tique de l’ « éga­li­ber­té » (terme emprun­té à Étienne Balibar, phi­lo­sophe contemporain).

Une « morale » laïque ?

 

Devoilement sur le Forum à Alger, mai 1958

Devoilement sur le Forum à Alger, mai 1958 [Photo de presse]

Le 16 mai 1958, en Algérie, les épouses des géné­raux Massu et Salan orga­ni­sèrent le « dévoi­le­ment » public d’une dou­zaine de jeunes femmes afin « d’œuvrer à l’union des cœurs ». Certains jour­naux approu­vèrent la réus­site de cette « mis­sion civi­li­sa­trice », qui obli­geait la « femme musul­mane » à se libé­rer de tra­di­tions  reli­gieuses jugées rétrogrades. 

La France n’est pour­tant pas la cham­pionne de la liber­té et des droits des femmes. Comme  pour le droit de vote  en 1944–45, l’appropriation par les femmes de leur corps (contra­cep­tion, avor­te­ment) n’est pas le résul­tat des lois laïques, même si cette conquête s’est faite contre le clé­ri­ca­lisme. De même, les légis­la­tions auto­ri­sant de nou­velles formes de mariage  et de pro­créa­tion ne sont pas par­ti­cu­liè­re­ment liées à la laï­ci­té. Il s’agit plu­tôt d’un mou­ve­ment ascen­dant de sécu­la­ri­sa­tion des mœurs, (- sécu­la­ri­sa­tion = qui vient du « siècle » laïc,  dis­tinct  de ce qui règle le reli­gieux-),  qui existe  dans beau­coup de pays. En Espagne, au Portugal, au Royaume-Uni, en Belgique, aux Pays Bas, en Suède, en Finlande, au Luxembourg, et j’en oublie, la PMA est auto­ri­sée pour les couples les­biens et les femmes seules.  En France la loi n’est pas encore votée. S’affranchir du patriar­cat et des reli­gions passe d’abord par la conquête popu­laire des droits visant à la liber­té et à l’égalité, pas néces­sai­re­ment ni seule­ment  par la laïcité.

Y a‑t-il alors une “morale laïque” qui se sub­sti­tue­rait à la morale reli­gieuse,  et qui ne serait pas de l’ordre de la “reli­gion civile”, com­plice de la culture domi­nante et de ses normes ?  Il semble bien que non. Les injonc­tions de “vivre ensemble”, de “res­pect des dif­fé­rences”,  de faire vivre une  école “citoyenne” sont-elles si dif­fé­rentes de l’injonction chré­tienne « tu aime­ras ton pro­chain comme toi-même » ?  Et à pro­pos de ces com­man­de­ments on peut se deman­der  s’ils ne sous-entendent pas : « tu aime­ras ton pro­chain dans la mesure où il te res­semble » ? La laï­ci­té n’est pas là pour fabri­quer un consen­sus, ni  moral  ni social. On ne peut pas deman­der aux croyants des dif­fé­rentes reli­gions de construire une croyance com­mune, ce qui revien­drait à vider ces croyances de tout sens ; ni aux athées de ne pas reven­di­quer leur convic­tion. Une poli­tique répu­bli­caine démo­cra­tique, ce n’est pas une police de la pen­sée.  Laïque, elle pré­tend que la coha­bi­ta­tion des diver­gences doit être pos­sible sans vio­lence. Elle l’est de fait, pour la majo­ri­té de la popu­la­tion,  mal­gré ce qu’on en dit. Ce qui fait la force d’un sys­tème de valeurs, c’est qu’il s’est construit dans une socié­té, dans son his­toire,  et qu’il l’exprime, avec ses contra­dic­tions et ses rap­ports de force.  Il n’y a jamais de réponse a prio­ri et hors sol qui per­mette de  trier de façon  péremp­toire et défi­ni­tive le côté du bien et celui du mal ; sinon il y aurait long­temps qu’on  sau­rait com­ment vivre bien ! Tout est his­to­rique. Pour la laï­ci­té comme pour le reste, il n’y a pas de bilan. Il faut attendre la suite.  Vous avez com­pris, la laï­ci­té c’est interminable…

 

FIN                                                          

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