Laïcité, 6ème et dernier épisode : Mythologiques ?
Voici venir le dernier épisode, qui est davantage une incitation à continuer de réfléchir qu’une conclusion. Il se tourne vers la mythologie, vers la sociologie et vers l’histoire, pour s’éloigner sans rien terminer, et garder toutes les interrogations.
Les évangiles et les laïcités, ou la danse des 7 voiles
Jean le Baptiste, le prophète, était dans les prisons palestiniennes, sous domination romaine, pour avoir condamné publiquement Hérode, le gouverneur de Jérusalem, parce qu’il avait transgressé le commandement divin : “ Tu ne convoiteras pas la femme de ton frère” et épousé Hérodiade sa belle sœur. « Vint l’anniversaire d’Hérode. La fille d’Hérodiade dansa au milieu des convives. Ébloui, Hérode fit le serment de lui donner ce qu’elle demanderait. Sa mère dicta la réponse : “Je veux sur un plateau la tête de Jean le Baptiste’’. » Tout ceci, vous le trouvez dans les évangiles de Matthieu et de Marc (Matthieu, 14, Marc, 6). Jésus, ayant appris la nouvelle, fut bouleversé, monta dans une barque et s’éloigna dans un lieu désert. S’ensuit alors, dans les deux évangiles, l’épisode de la multiplication des pains.
Nous sommes peut-être comme Hérode, éblouis par la danse de la laïcité, qui n’en finit pas de se dévoiler et de se rhabiller, au point qu’on ne sait plus à quel moment elle est nue. C’est ainsi que Jean Baubérot, sociologue contemporain, distingue 7 façons d’envisager le meilleur accord entre l’État français et les Églises, et plus largement entre la liberté et la foi. Les voiles de la laïcité, pour ainsi dire… Les voici, un peu transformées.
- La laïcité « gallicane » vient du gallicanisme ; cette doctrine répandue au XVIIe siècle (grâce à Bossuet) cherchait à réduire l’autorité du pape sur le clergé français, et, au moment de la Révolution française a permis de proposer et d’adopter une “constitution civile du clergé”. « Je jure de veiller avec soin sur les fidèles de la paroisse (ou du diocèse) qui m’est confiée, d’être fidèle à la Nation, à la Loi, au Roi et de maintenir de tout mon pouvoir la Constitution décrétée par l’Assemblée nationale et acceptée par le Roi », tel était le serment que devaient prêter tous les membres du clergé en 1791. L’abbé Grégoire en a été un fervent défenseur. Curé et député, il sera élu évêque constitutionnel de Loir-et-Cher, et deviendra, de fait, le chef de l’Église constitutionnelle de France. Mais devant le nombre important des “réfractaires”, il avait proposé un peu plus tard que les “insermentés” puissent malgré tout célébrer la messe dans les églises constitutionnelles. Aujourd’hui, au nom d’une “religion civile” républicaine, certains pensent qu’il faut soumettre les cultes et leur visibilité sociale à la vigilance de l’État.
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La laïcité “concordataire” tire son nom du Concordat de 1801, qui revient sur cette constitution civile et crée des relations officielles entre Bonaparte et la papauté : il autorise le chef de l’État français, en accord avec les avis des papes, à nommer les archevêques et les évêques. Pie VII entérine cette mise sous tutelle de l’Église de France. Aujourd’hui le régime concordataire régit encore certains départements, et c’est au nom des cultures et des traditions que certains justifient ce conservatisme.
- La laïcité juridique, celle de 1905. Les tenants de la loi s’y réfèrent clairement : neutralité de l’État, libre exercice des cultes dans la société.
- Certains la durcissent et la transforment, en voulant imposer la séparation et la neutralité partout : dans la société et tous les espaces publics, comme dans l’État et ses services.
- La laïcité libérale est celle qui n’insiste pas tant sur la séparation que sur l’absolue liberté de conscience, d’opinion, d’expression, que l’État doit garantir et protéger : égalité entre la liberté de croire et celle de ne pas croire, égalité de toutes les religions quant à leur visibilité dans l’espace social.
- La laïcité “individualiste” (au bon sens du terme)oriente vers le privé de la foi : chacun ses croyances, à condition qu’elles ne gênent pas les autres.
- La laïcité athée pense qu’on vivrait bien mieux s’il n’y avait pas les religions.
On pourrait ajouter d’autres voiles : la laïcité “cocorico”, celle qui se voit comme le nombril de la liberté et parle de l’exception française comme un modèle universaliste ; la “culturaliste fermée”, celle qui souligne la tradition catholique qu’il faudrait préserver. Il y a encore l’“essentialiste”, celle qui dit qu’il n’y en a qu’une vraie, et que toutes les autres sont des façons de la dévoyer dans des attributs qui l’historicisent beaucoup trop. Bref, voile ou pas voile, la laïcité fait danser. Qui sera le mort dans cette affaire, quelle tête à couper ?
« L’éternelle ironie de la communauté »
Le philosophe Hegel, au XIXe siècle, analyse longuement le mythe d’Antigone, et qualifie ce qu’il appelle la « féminité en général » d’« éternelle ironie de la communauté ». Voici l’histoire, et la tragédie mise en scène par Sophocle, au Ve siècle avant J.C. : Antigone, fille de l’union incestueuse entre Œdipe et Jocaste, sa mère devenue son épouse, revient à Thèbes après la mort de son père. Elle trouve une cité ravagée par la guerre civile ; ses deux frères devenus ennemis l’un de l’autre ont été tués, et le roi Créon a décidé que le corps de l’un serait enterré avec les honneurs, celui de l’autre abandonné aux vautours. Antigone va s’opposer à Créon car, dit-elle, la « loi du cœur » est supérieure à toutes les raisons d’État. Il la condamne à mort, son injustice révolte le peuple, Créon est renversé à son tour. Hegel va généraliser la leçon du mythe, en énonçant un “principe Antigone”, principe individuel de subversion capable de renverser les dictatures des pouvoirs. Il est associé au principe de fraternité : l’égalité entre frères et sœurs au sein de la famille unit bien plus que la structure hiérarchique des relations des parents aux enfants. C’est donc la lutte « éternelle » pour la reconnaissance des croyances individuelles, et c’est de l’« ironie », non pas au sens de l’humour, mais au sens tragique où il y a toujours un renversement possible des places : là où on se croyait solide, on s’aperçoit qu’on est vulnérable, et là où on se pense vaincu, il peut y avoir un sursaut qui impulse d’autres chemins. La « féminité », qui dans ce sens désigne bien sûr autant des hommes que des femmes, est « l’éternelle ironie de la communauté », parce que le mouvement de l’histoire est éternel, et qu’on ne sait jamais comment cela finira !
Quel rapport, me direz-vous, avec la laïcité ? Serait-elle aussi « l’éternelle ironie de la communauté », qui peut reprocher à la République française ses pratiques injustes inégalitaires, et qui en même temps peut contester les religions parce que chacune ne veut voir midi qu’à sa porte ? Celle qui se méfie des cléricalismes, des dogmes et des sacralisations ? Celle qui revendique la seule “valeur” qui vaille, l’autocritique ? Qui cherche la paix et non la guerre ? Beaucoup d’entre nous aimeraient bien cette laïcité hérétique, définie comme un esprit de critique interne de tous les dogmes, associé au principe démocratique de l’ « égaliberté » (terme emprunté à Étienne Balibar, philosophe contemporain).
Une « morale » laïque ?
Le 16 mai 1958, en Algérie, les épouses des généraux Massu et Salan organisèrent le « dévoilement » public d’une douzaine de jeunes femmes afin « d’œuvrer à l’union des cœurs ». Certains journaux approuvèrent la réussite de cette « mission civilisatrice », qui obligeait la « femme musulmane » à se libérer de traditions religieuses jugées rétrogrades.
La France n’est pourtant pas la championne de la liberté et des droits des femmes. Comme pour le droit de vote en 1944–45, l’appropriation par les femmes de leur corps (contraception, avortement) n’est pas le résultat des lois laïques, même si cette conquête s’est faite contre le cléricalisme. De même, les législations autorisant de nouvelles formes de mariage et de procréation ne sont pas particulièrement liées à la laïcité. Il s’agit plutôt d’un mouvement ascendant de sécularisation des mœurs, (- sécularisation = qui vient du « siècle » laïc, distinct de ce qui règle le religieux-), qui existe dans beaucoup de pays. En Espagne, au Portugal, au Royaume-Uni, en Belgique, aux Pays Bas, en Suède, en Finlande, au Luxembourg, et j’en oublie, la PMA est autorisée pour les couples lesbiens et les femmes seules. En France la loi n’est pas encore votée. S’affranchir du patriarcat et des religions passe d’abord par la conquête populaire des droits visant à la liberté et à l’égalité, pas nécessairement ni seulement par la laïcité.
Y a‑t-il alors une “morale laïque” qui se substituerait à la morale religieuse, et qui ne serait pas de l’ordre de la “religion civile”, complice de la culture dominante et de ses normes ? Il semble bien que non. Les injonctions de “vivre ensemble”, de “respect des différences”, de faire vivre une école “citoyenne” sont-elles si différentes de l’injonction chrétienne « tu aimeras ton prochain comme toi-même » ? Et à propos de ces commandements on peut se demander s’ils ne sous-entendent pas : « tu aimeras ton prochain dans la mesure où il te ressemble » ? La laïcité n’est pas là pour fabriquer un consensus, ni moral ni social. On ne peut pas demander aux croyants des différentes religions de construire une croyance commune, ce qui reviendrait à vider ces croyances de tout sens ; ni aux athées de ne pas revendiquer leur conviction. Une politique républicaine démocratique, ce n’est pas une police de la pensée. Laïque, elle prétend que la cohabitation des divergences doit être possible sans violence. Elle l’est de fait, pour la majorité de la population, malgré ce qu’on en dit. Ce qui fait la force d’un système de valeurs, c’est qu’il s’est construit dans une société, dans son histoire, et qu’il l’exprime, avec ses contradictions et ses rapports de force. Il n’y a jamais de réponse a priori et hors sol qui permette de trier de façon péremptoire et définitive le côté du bien et celui du mal ; sinon il y aurait longtemps qu’on saurait comment vivre bien ! Tout est historique. Pour la laïcité comme pour le reste, il n’y a pas de bilan. Il faut attendre la suite. Vous avez compris, la laïcité c’est interminable…
FIN